Jacques Delors : trois remarques sur un legs (3/3) - Héritage
Trente ans après son départ de la Commission, les failles de la monnaie unique, jamais corrigées, ont mené l'Europe dans une impasse économique et politique.
Lors de la cérémonie d’hommage rendu le 5 janvier à Jacques Delors dans la Cour des Invalides, on a pu, pendant les minutes précédant l’arrivée du président Macron, observer trois groupes parmi les invités triés sur le volet1.
Le premier était réuni autour de Martine Aubry, la fille du défunt. La famille, générations mêlées, visages inconnus, parfois humides de larmes, faisait bloc.
Le second groupe était constitué des dirigeants européens, alignés au premier rang. Premiers ministres hongrois, slovène, slovaque, leurs trois homologues du Benelux, président fédéral allemand, sans oublier Ursula von der Leyen, Charles Michel, Roberta Metsola, et bien sûr Christine Lagarde, présidents respectivement de la Commission, du Conseil, du Parlement et de la Banque centrale européens. Au troisième rang, l’Italie, dont la Première ministre ne s’était pas déplacée, était représentée par son ministre des affaires étrangères, ancien commissaire (2008-2014) et président du Parlement (2017-2019) Antonio Tajani, qui voisinait sans problème avec ses anciens adversaires politiques, l’éphémère président du Conseil, figure du parti démocrate, Enrico Letta, désormais président de l’Institut Notre Europe Jacques Delors, et l’ancien président de la Commission (1999-2004) et président du Conseil italien (2006-2008), Romano Prodi. Pas loin, l’ancien Premier ministre portugais (2002-2004) et président de la Commission (2004-2014), le Portugais José Manuel Barroso, et l’homme d’affaires belge, ancien commissaire européen (1977-1985) et président du groupe Bilderberg (1999-2011), le comte Etienne Davignon (91 ans).

A leur marge, faisant la jonction avec le groupe familial, deux hommes qui, si Delors peut être appelé l’architecte de l’Union européenne moderne, devraient être considérés comme des contremaîtres de son chantier français.
Alain Minc (74 ans), inspecteur des finances, éternel conseiller de princes et des chefs d’entreprise depuis son départ de la fonction publique il y a 45 ans, gardien de la doxa européenne quand il était président de la société des lecteurs du journal Le Monde, comme j’avais pu moi-même en faire l’expérience2. A ses côtés, le discret Jean-Pierre Jouyet (69 ans), autre inspecteur des finances, qui a choisi, lui, de rester dans la sphère publique. Pendant trois décennies (1991-2020), il s’est maintenu à l’épicentre du pouvoir, entre haute administration et finance, entre sarkozysme et hollandisme. Chef de cabinet adjoint de Jacques Delors pendant son second mandat à la Commission (1991-1995), il enchaînera par la suite les positions d’influence : directeur adjoint de cabinet de Lionel Jospin pendant la préparation du passage à l’euro (1997-2000), directeur du Trésor (2000-2004), secrétaire d’Etat aux affaires européennes du gouvernement Filion sous Sarkozy, pendant la résurrection du traité constitutionnel et la présidence française de l’UE (2007-2008), président de l’Autorité des marchés financiers pendant la crise de l’euro (2009-2012), directeur général des la Caisse des dépôts et consignations puis président de la banque publique BPI, secrétaire général de la présidence de la République sous Hollande (2014-2017), ambassadeur de France au Royaume-Uni pendant le Brexit (2017-2019). C’est probablement le dirigeant français dont le parcours se confond le plus avec l’action et l’héritage de Delors.
A proximité, visiblement proches de Martine Aubry, deux autres personnages, secondaires mais emblématiques de ces années: Pervenche Berès, éternelle député européenne, présidente de la commissaire des affaires économiques et monétaires du Parlement (2004-2009) où elle défendit sans relâche, et en vain, une profonde réforme de l’UEM; et Geneviève Pons, écharpe rose autour du cou, directrice de l’Institut Jacques Delors Notre Europe, ancienne fonctionnaire européenne et épouse d’un autre dinosaure des années de la mue européenne de la France, Jean-François Pons, ancien conseiller du Premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy (1982-1984), puis planchant sur la préparation de l’euro à la direction générale des affaires économiques de la Commission, et enfin lobbyiste des banques françaises à Bruxelles à partir de 2015, pendant plus d’une décennie.
Plus loin, un troisième groupe serré réunit les ministres ou ex-ministres de l’ère Macron: les cinquagénères Roland Lescure, Bruno Le Maire et Edouard Philippe. Ils sont flanqués de l’ancien centriste devenu macroniste Jean Artuis (79 ans), qui a travaillé de façon presque ininterrompue de 1995 à 2019, au Sénat, à l’Assemblée, au Parlement européen, à Bercy, sur les questions budgétaires, et l’ancien commissaire européen LR Michel Barnier, successivement ministre et commissaire européen de 1993 à 2014, avant de passer cinq ans à négocier le Brexit.
Dispersés dans cette assistance, une litanie d’anciens dirigeants socialistes, retraités ou encore en poste dans ces juridictions accueillantes pour les anciens politiciens (Cour des comptes et Conseil constitutionnel). Lunettes fumées, Laurent Fabius (77 ans), président du Conseil constitutionnel, nommé Premier ministre il y a presque 40 ans, quand Delors entra à la Commission, est séparé de Lionel Jospin (86 ans), autre ancien chef de gouvernement socialiste, par une bonne demi-douzaine de commissaires, actuels ou anciens (premiers ou pas) ministres : Jean Castex (58 ans), ancien numéro 2 de l’administration de l’Elysée sous Sarkozy, puis chef de gouvernement sous Macron (2020-2022), son prédécesseur à Matignon Edouard Philippe, ancien socialiste, devenu LR, avant de créer son propre parti.
Bernard Cazeneuve (60 ans) et Jean-Marc Ayrault (73 ans), anciens Premiers ministres et hollandistes historiques, Elisabeth Guigou (77 ans), ancienne ministre, plongée dans le grand bain européen par le président Mitterrand dans les années 1980, alors qu’elle n’avait pas 40 ans, Pierre Moscovici (66 ans), qui l’a connue au gouvernement Jospin (1997-2005) où il était ministre des affaires européennes pendant qu’elle s’occupait de l’emploi, ancien ministre des l’Economie et commissaire européen (2014-2019), patientent aux côtés du centriste François Bayrou (72 ans), de Michel Barnier et du dernier président socialiste de la Vème République, François Hollande (69 ans).
A distance de leur ancienne camarade de gouvernement Martine Aubry, les anciens “éléphants” du PS semblent flotter, le regard vague, au milieu de la vaste assistance, comme les fantômes d’une époque révolue.
Que pensent-ils en cet instant, face au regard regard bleu qui les fixe depuis le mur des Invalides où un immense portrait de Jacques Delors est projeté? Quel souvenir gardent-ils de cet homme qui a contribué à transformer leur pays et qui, pourtant, n’a jamais vraiment été des leurs, se tenant à distance des jeux politiques du parti socialiste et refusant de se lancer dans la course à l’élection présidentielle? Qu’est-ce qui les réunit en cet instant, eux qui se sont déchiré sur le traité constitutionnel en 2005, qui n’étaient pas forcément d’accord sur le traité de Maastricht et qui ont constaté le naufrage de leur parti consécutif au “tournant de la rigueur”?
Dans sa dernière interview à l’hebdomadaire Le Point en 2021, Jacques Delors a expliqué : « Je suis un social-démocrate. Je crois au compromis entre l'État et le marché, entre l'État et les partenaires sociaux, et à une forme implicite de compromis entre le patronat et les syndicats pour aboutir à des négociations et à des résultats fructueux ». Mais les évènements ont mis ce credo à rude épreuve.
Entre l’Etat et le marché, le rapport de force a évolué au gré de l’endettement public, au bénéfice du second. Entre Etat et partenaires sociaux, le dialogue est parasité par les lobbys dont le poids supplante depuis longtemps les formes de représentation plus institutionnelles. Le dialogue social entre patronat et syndicats est à l’étiage depuis deux décennies, pendant que se déploient les effets structurels de la mobilité du capital et des évolutions technologiques.
Les Français avaient imaginé qu’avec la monnaie unique viendrait un gouvernement économique de l’Union. Ils n’avaient pas voulu que l’on sépare politique économique et politique monétaire. Ils ont du l’acter dès les négociations du traité de Maastricht. Elisabeth Guigou l’a ranconté avec une candeur désarmante dans son essai “Je vous parle d’Europe” (2004).
“Le chancelier Kohl avait lui-même donné une illustration spectaculaire de la primauté du politique sur la Banque centrale, en décidant la conversion d'un ostmark en un deutschemark, et non, comme l'avait publiquement souhaité le gouverneur de la Bundesbank, de 2 ostmarks pour 1 deutschemark. Hélas, vainqueurs sur le papier, nous allions, les années suivantes, capituler. Les dispositions du traité de Maastricht sur l'Union économique [qui prévoyaient que le Conseil européen fixe des grandes orientations économiques tous les ans, ndlr] ne furent jamais appliquées. Aujourd'hui encore, il n'existe pas de gouvernement économique de l'Union. L'Union économique et monétaire est, dit fort justement Jacques Delors, unijambiste”.
Jacques Delors, voyant venir l’élargissement à l’Est, a rapidement compris que l’Union s’engageait dans un cycle périlleux de concurrence entre Etats et d’inexorable divergence entre économies nationales. L’encre du traité de Maastricht n’est pas encore sèche que, dès mai 1992, il propose un nouveau traité aux chefs d’Etat, lors du sommet de Lisbonne. Nouvel échec.
En 2009, il déclare devant les caméras d’Euronews : “j’avais demandé que la communauté, notre maison commune, se mette en ordre pour recevoir 10 pays de plus. Et là, malheureusement, j’ai subi un échec… les chefs d’Etat n’ont pas suivi. Je regrette qu’on n’ait pas réfléchi à ce que serait une Europe à 25 ou à 27 avant de conclure l’élargissement”. Son idée était de renforcer les pouvoirs de la Commission en matière de coopération économique.
Depuis, le sujet monétaire et financier a beaucoup occupé les ministres des finances et les chefs d’Etat, particulièrement au plus gros de la crise de l’euro (2008-2012). Dans l’urgence, le débat public passa à la trappe. On se souvient de l’épisode pénible d’un François Hollande jurant que, “lui président”, il renégocierait le Pacte budgétaire et sa “règle d’or” exigés par la chancelière Angela Merkel, auxquels Nicolas Sarkozy avait consenti. Promesse intenable, abandonnée sitôt qu’il entra à l’Elysée en2012.

Que la charrue de la monnaie ait été mise avant les boeufs d’un budget et d’un Trésor européens est notoire. Ce vice de forme était assumé dès le rapport du comité Delors de 1987. Il a été inscrit dans le traité de Maastricht signé 5 ans plus tard, et jamais corrigé. Proposer un impôt européen géré par une autorité budgétaire propre aurait obligé à poser frontalement la question fédérale, ce dont à peu près personne ne voulait courir le risque.
Ne pas le faire, c’était s’exposer, à la première secousse, à ce que le journaliste Thomas Fazi appellait récemment “un désastre”.
“Nous pourrions dire que la crise de l’euro a été à la fois un désastre économique et un succès politique pour les élites politico-financières européennes. Après tout, cela leur a permis de restructurer et de réorganiser radicalement les sociétés et les économies européennes selon des modalités plus favorables au capital, tout en créant l’un des plus grands transferts de richesse vers le haut de l’histoire – tout cela au nom des réalités prétendument incontournables de l’euro”, écrit-il sur le site Unherd.
Dans le quotidien britannique conservateur The Telegraph, Jeremy Warner formule à sa manière les conséquences à long terme de la fin du réalignement des parités monétaires en fonction des écarts de compétitivité : “privée d’une telle flexibilité, les rigidités de la zone euro allaient bientôt trouver leur expression dans l’austérité punitive et les profondes récessions de la crise de la dette européenne”. Conséquence : l’atonie de l’économie européenne, des divergences croissantes entre pays de la zone euro et un déclin relatif par rapport aux Etats-Unis.
Ce n’est pas tout. Non seulement, il n’y a pas eu de réforme significative de l’UEM (mise à part la poussive union bancaire et la levée du tabou d’un endettement européen via le fonds européen de stabilité, dont le parlement italien n’a toujours pas ratifié le traité, puis via le fonds NextGenerationEU), mais ses défauts de conception produisent des effets durables. Les règles de l’Union économique et monétaire, de plus en plus complexes, ajoutées à l’augmentation du budget de l’Union, créent un effet de levier politique sans précédent au bénéfice de la Commission européenne et du Conseil Ecofin (ministres des finances des Vingt-Sept).
“Le modèle de croissance s’est dissous et il faut réinventer une manière de croître, mais pour cela, il faut devenir un État » (Mario Draghi, décembre 2023)
En contrepartie de quelques milliards d’euros de “fonds européens”, soit une petite fraction du budget des Etats membres, la Commission formule des recommandations sur l’ensemble des politiques publiques nationales : de l’éducation à la santé, en passant par les infrastructures publiques, les choix fiscaux ou la protection sociale. Ce travail revient aux diligents fonctionnaires de la DG Ecfin de la Commission qui agissent au nom de la stabilité de la monnaie unique et d’objectifs en matière notamment d’innovation ou de lutte contre le changement climatique inscrits en termes généraux dans la législation européenne.
Avec une telle gouvernance, le pays dont la signature garantit la solidité de l’euro aux yeux des investisseurs, l’Allemagne, dispose de facto d’un droit de regard sur les finances de tous les autres. Seule la BCE peut corriger cette asymétrie, au risque d’outrepasser son mandat. Ce qu’elle a fait, comme l’indique l’augmentation considérable de son bilan depuis 2008.

Une démocratie européenne dont les élus tiendraient les deux bouts fiscaux (dépenses et recettes) reste un lointain horizon.
Jacques Delors aurait voulu harmoniser la taxation des bénéfices des entreprises et celle des revenus de valeurs mobilières, ce qui aurait jeté les bases d’une possible fiscalité européenne. Il n’y parvint pas. Après lui, le sujet est resté sur la table des ministres des finances européens longtemps. Sans beaucoup de résultat, sauf quelques trous laborieusement bouchés dans la passoire de l’évasion fiscale. C’est finalement via l’OCDE qu’a été créée récemment une taxe mondiale sur les grandes entreprises, au prix d’une sacrée “ristourne” : les multinationales seront taxées à 15%, soit environ 10% de moins que le taux effectif d’imposition des bénéfices des entreprises dans l’Union. Une nouvelle taxe qui ne corrige pas les transferts de richesse qui ont eu lieu depuis 40 ans.
En France, les critiques de l’Union se concentrent souvent sur la politique de la concurrence qui nuirait au développement de “champions européens”. Pourtant, l’économie européenne souffre surtout de la surpuissance de ces oligopoles mondiaux que la Commission ne parvient pas ou plus à réguler. Ils alimentent l’inflation, prélèvent littéralement une taxe sur la population laquelle alimente les revenus prodigieux de leurs actionnaires/propriétaires, comme le montre encore un récent rapport piloté par le Balanced Economy Project publié à l’occasion du Forum de Davos. “Nos gouvernements ont laissé ce pouvoir de marché grandir sans contrôle depuis des décennies”, expliquait récemment au quotidien The Times le journaliste et activiste britannique Nicholas Shaxson, auteur d’ouvrages de référence sur les paradis fiscaux (Treasury Islands, 2011) et les périls de la financiarisation (The Finance Curse, 2018).
Etait-ce ces failles, à la fois dans la gouvernance et les politiques de l’UE, que Mario Draghi avait en tête lorsqu’il déclarait en décembre : “le modèle de croissance s’est dissous et il faut réinventer une manière de croître, mais pour cela, il faut devenir un État »? Avec son sens habituel de la formule, l’ancien président de la BCE, peu suspect de verser dans le populisme, laisse entendre depuis 10 ans qu’à défaut d’avancer vers une union budgétaire, l’union monétaire menace de s’écrouler sous le poids des contraintes qu’elle impose à ses membres et du manque de croissance. Il n’ignore rien non plus du penchant oligopolistique du monde financier, lui qui y a longtemps navigué et a fait partie jusqu’en 2018 du “G30”, un groupe mondial de dirigeants financiers, qu’il a quitté sous la pression de la médiatrice européenne Emily O’Reilly.
“Il y a de facto [en Europe, ndlr] une collusion systémique entre la Commission et les milieux d'affaires, avec pour justification avancée l’intérêt du consommateur, qui est la manière dont le citoyen européen est présent comme enjeu dans le circuit de décision européen.” (Pierre Defraigne, haut fonctionnaire européen, 1940-2022)
Paradoxalement, alors que l’Union peine à s’interposer, en tant que régulateur garant de l’intérêt général, entre la population et un pouvoir financier de plus en plus concentré, ses capacités d’action budgétaire ne cessent de croître.
Quoique (pratiquement) dépourvue de ressources fiscales propres, la Commission est devenue à son tour un émetteur sur les marchés, suite à l’accord de juillet 2020 sur le “plan de relance” européen décidé en raison de la pandémie du coronavirus. Ceci, au mépris du principe d’équilibre de son budget, lequel principe limitait son pouvoir. Les dirigeants européens n’ont, à ce jour, pas la moindre idée de la manière dont la Commission va rembourser le capital (700 milliards €) et même payer les intérêts de NextGenerationEU (15 à 20 milliards par an à partir de 2028, selon le média en ligne Contexte), pour ne rien dire de l’aide à l’Ukraine. Un comble pour une institution qui surveille à la loupe les budgets nationaux et critique le surendettement des Etats.
Or la Commission n’exerce pas son pouvoir dans un vide sidéral. Elle subit les pressions des intérêts économiques les plus actifs et des investisseurs. En 2015, dix ans après son départ de la Commission, Pierre Defraigne affirmait déjà : « il y a de facto [en Europe, ndlr] une collusion systémique entre la Commission et les milieux d'affaires, avec pour justification avancée l’intérêt du consommateur, qui est la manière dont le citoyen européen est présent comme enjeu dans le circuit de décision européen ». Régulièrement, des ONG comme Corporate Europe Observatory ou LobbyControl scrutent et déplorent l’influence des grandes corporations sur les politiques publiques européennes.
Des projets de loi et décisions majeurs, comme le Green Deal, les commandes de vaccins contre le coronavirus ou l’aide à l’Ukraine, se conçoivent dans une zone grise, aux frontières de la Commission et du Conseil des chefs d’Etat des Vingt-Sept Etats membres. Loin, très loin, des parlements nationaux et des peuples.
Le Conseil européen de cette grande Europe à 27 et bientôt 30 ou 32 s’apparente à une diète d’empire composée d’autant de chefs d’Etat… incapables de qualifier devant leurs sujets ce “projet européen” qui a pourtant bouleversé leur exercice du pouvoir.
Le Parlement européen est faible, car dépourvu de deux leviers essentiels : proposer des lois et lever l’impôt. S’il demande une réforme urgente des finances de l’Union, il ne peut l’imposer. Le travail parlementaire est une dentelle qu’il faut scruter à la loupe pour en saisir les subtilités. L’identité politique des grands partis qui en animent les travaux, et qui ne forment pas de majorité stable, n’est connue que d’une poignée d’initiés.
La Cour de justice garantit l’application uniforme du droit, mais, après avoir exercé son magistère dans une certaine indifférence pendant des décennies, elle voit son autorité d’autant plus contestée que le champ de compétence des institutions bruxelloises s’étend. Ses relations avec les cours constitutionnelles nationales reposent sur une “ambigüité constructive” qui peut, à tout moment, dégénérer en crise ouverte.
Une « société civile » s’est certes constituée à Bruxelles depuis une vingtaine d’années, formée d’une foule de lobbys et d’un grand nombre d’ONG souvent connectées entre elles, et cofinancées par la Commission, des entreprises et/ou des fonds, comme on l’a raconté ici. Parmi eux, l’institut Notre Europe, lancé par Jacques Delors après son départ de la Commission. Le coordinateur de ses bureaux de Paris, Bruxelles et Berlin, n’est autre que son ancien chef de cabinet, ex-commissaire et ex-directeur général de l’OMC, Pascal Lamy.
Très différent des corps intermédiaires représentatifs qui ont accompagné la création des premières “communautés européennes”, cet écosystème à la fois foisonnant et conformiste, tolère mal la critique. Il y circule à peu près autant d’idées hétérodoxes que d’eau dans la Durance à la mi-août.
Enfin, le Conseil européen de cette Europe à 27, et bientôt 30 ou 32, s’apparente à une diète d’empire composée d’autant de chefs d’Etat. Plus ou moins étroitement contrôlés par leur représentation nationale respective, ces derniers seraient bien en peine de qualifier devant leurs sujets ce “projet européen” qui a pourtant bouleversé, en quelques décennies, l’exercice de leur charge.
Quel meilleur exemple de cette élite qui grandit et se reproduit avec le développement organique de l’Union que l’actuelle présidente de la Commission?
Dans son essai « Mondes d’hier, mondes d’aujourd’hui » (Acte Sud, 2023), Caroline de Gruyter compare l’UE à l’Autriche-Hongrie, dissoute en 1918, après 50 ans d’existence. Menée au gré de ses reportages, déménagements, rencontres, déjeuners, cette élégante promenade dans l’espace et le temps dresse un tableau impressionniste de la situation. On y apprend plus, pour tout dire, sur la Cacanie que sur l’Union. Les deux auraient en commun d’être lentes, défensives, presqu’impossibles à réformer, légèrement décadentes et néanmoins robustes, précisément en raison de la relative souplesse de leur architecture institutionnelle.
Ce parallèle dévoile, en creux, une autre similitude. Comme l’Autriche-Hongrie, l’Union dispose désormais de sa propre “aristocratie” constituée de ceux dont le travail dépend des institutions de l’Union, à commencer par ses fonctionnaires. Si cette élite paneuropéenne ne trouve pas son origine dans des titres de noblesse mais dans le statut auquel elle a accédé, en général, par concours, elle n’en constitue pas moins un groupe social de plus en plus large, soudé par l’expérience, par une connaissance exclusive du “fait” européen, le sentiment, plus ou moins fort, d’être en mission, des revenus très au-dessus de la moyenne (à peu près le double d’un fonctionnaire français en moyenne et six fois celui d’un médecin bulgare), et par certains privilèges.
Le moindre de ces derniers n’est pas de pouvoir scolariser ses enfants, gratuitement, dans des écoles plurilingues réservées à la progéniture du personnel des institutions européennes (ou de ses agences). En 2022, 29 000 élèves de 4 à 18 ans fréquentaient ainsi les douze écoles européennes, principalement à Bruxelles. Les contribuables européens consacraient la même année 214 millions d’euros à assurer la gratuité de ces établissements tout ce qu’il y a de moins publics.
Quel meilleur exemple de cette nouvelle “eurocratie”, qui tantôt concurrence, tantôt absorbe les élites nationales, que l’actuelle présidente de la Commission? Allemande de nationalité, plusieurs fois ministre d’Angela Merkel, Ursula von der Leyen est née à Bruxelles. Son père Ernst Albrecht, issu d’une famille patricienne dont l’arbre généalogique se déploie à 180° de la Baltique à la Caroline du Sud, et qui sera plus tard pressenti pour devenir président de la République fédérale, rejoint en 1954 le petit groupe de fonctionnaires travaillant pour le conseil des ministres de la CECA. Il a à peine 24 ans. Il participe ensuite à la rédaction du traité de Rome (CEE) et dirige le cabinet du tout premier commissaire européen à la concurrence en 1958, année de naissance de la petite Ursula qui fréquentera l’école européenne de la commune d’Uccle, à Bruxelles pendant une dizaine d’années.
Devenue grande, évidemment polyglotte, finalement diplômée de médecine après avoir été exfiltrée un an sous un faux nom à la London School of Economics en raison d’un risque d’enlèvement par la Fraction Armée Rouge, mariée à Heiko von der Leyen, dont l’ancêtre fut anobli par le roi de Prusse au moment où sourdait la Révolution française, mère de sept enfants, et finalement nommée présidente de la Commission européenne à 60 ans, elle se définit aujourd’hui comme “Brussels-born, European by heart”. Cela pourrait être le motto des nouvelles générations de cette eurocratie, qui se défie des peuples grognons et des “populistes” parlant en leur nom, et qui se trouve être à la fois le produit, le bénéficiaire et le plus farouche défenseur de l’Union.
C’est elle, aussi, le legs de l’ère Delors.
Epilogue
Le 2 janvier 2024, le Premier ministre belge, le libéral flamand Alexander De Croo, a jeté un pavé dans la marre.
“La légitimité démocratique est liée à votre propre financement. Cela est indissociable. Aujourd'hui, le financement européen est indirect et s'articule de manière précaire. Nous avons tous nos méthodes de consultation des parlements nationaux, mais si l'Europe continue dans la direction qu'elle prend, – et cette impulsion est là – vous devez avoir quelque chose de plus direct. Vous devez avoir un financement dont vous êtes responsable”, a-t-il déclaré au site Politico. Avec son “si l’Europe continue dans la direction qu’elle prend”, Alexander De Croo interroge l’accélération de l’intégration européenne et la fragilité de sa légitimité. Aucun chef d’Etat n’a jamais aussi clairement évoqué le contrôle de l’Union par ses citoyens, via un impôt direct.
Cinq jours après cette sortie, son compatriote, le libéral francophone Charles Michel, qui préside le Conseil européen, annonçait qu’il quitterait prématurément son poste pour se présenter aux élections du 9 juin 2024. Une décision inattendue, non motivée, qui bouleverse le calendrier de toute l’Union et déforce la fonction de conciliateur entre chefs d’Etat qu’il occupe. Dans ce contexte, les chances d’un débat sur le fédéralisme au Conseil européen et, a fortiori, pendant la campagne des élections européennes, sont réduites. Si pas nulles.
Add : le 26 janvier, Charles Michel a annoncé sur sa page facebook qu’il renonçait à mener la liste de son parti aux élections européennes en Belgique, suite, écrit-il, aux critiques dont sa décision avait fait l’objet. Ce qui, logiquement, lui a valu une nouvelle salve de critiques, sans que l’on sache vraiment ce qui avait motivé sa décision initiale, ni sa volte-face.
Jacques Delors : trois remarques sur un legs (1/3) - Monnet 2.0
Jacques Delors : trois remarques sur un legs (2/3) - "François, d'accord, on va faire çà"
La cérémonie a été retransmise en direct sur EBS, le feed de la Commission européenne, le 5 janvier. L’enregistrement intégral n’est plus disponible en ligne.
Fin juillet 2011, Alain Minc fit directement pression sur la direction de la rédaction du quotidien Le Monde, pour stopper la publication de la fiction “Terminus pour l’Euro” qui m’avait été commandée, au motif qu’il était “irresponsable de s’attaquer à l’euro”. Sans résultat. Son directeur poursuivit la publication des 12 épisodes de ce feuilleton d’été, comme je l’ai raconté dans “'Europsychose” (Michel Lafon, 2012).