Jacques Delors : trois remarques sur un legs (1/3) - Monnet 2.0
L'ancien président de la Commission européenne a beaucoup à nous apprendre sur un art bien français de "faire l'Europe", sur sa financiarisation et ce dont elle est le nom.
“Le meilleur président que la Commission européenne ait jamais eu et le meilleur président que la France n’ait pas eu”. Ainsi, de Jacques Delors, au lendemain de son décès, le 27 décembre.
Entré sous la pression paternelle à la Banque de France, fonctionnaire studieux et ambitieux, syndicaliste chrétien, conseiller du Premier ministre gaulliste Chaban Delmas, brièvement député européen, ministre des finances d’un président socialiste et finalement président de la Commission européenne pendant 10 ans, le “bâtisseur de l’Europe” moderne (La Tribune) reste comme celui qui n’a pas voulu se présenter à l’élection reine de la Vème République.
Pourtant, cette non-candidature était-elle si surprenante et, surtout, si importante?
Après son entrée au parti socialiste, déjà, il avait refusé de se présenter aux municipales à Créteil puis Roanne, où François Mitterrand, premier secrétaire, aurait aimé le voir faire campagne. De même qu’il refusera d’être candidat à la députation en Corrèze, en 1978. Il aura siégé moins de 2 ans au parlement des Strasbourg (1979-1981) et été maire (de Clichy) un peu plus d’an an (1983-1984). Aux premières élections législatives européennes au suffrage universel, en 1979, à 54 ans, il occupe la 21ème place sur la liste socialiste française, signe de son peu de poids politique dans l’appareil du parti. Il devient ministre à 56, en 1981.

Jacques Delors, en réalité, tenait plus d’un Jean Monnet, que d’un Chaban-Delmas, d’un Mitterrand ou d’un Kohl, à la fois tribuns et chefs de meute, qui investirent leur énergie pendant des décennies à faire campagne, gérer des cohortes d’élus et manoeuvrer des partis politiques.
Rythmée par les dévaluations et la quête de cash, la vie des ministres des finances français sous le régime du serpent monétaire européen n’était pas un long fleuve tranquille.
Comme l’inventeur du “Plan Schuman” de 1950 qui lança la CECA, il n’appartenait pas à un grand corps. Outsider, il sut se rendre indispensable.
Comme lui, il passa au Commissariat au Plan des années heureuses. Il pensait aussi que l’économie était le champ d’action politique par excellence. Il préférait la salle des machines à la cabine de pilotage. Il se disait « mécanicien ».
Comme Monnet, enfin, il se distingua par son habileté à gérer les crises. Le premier avait sorti la France de l’impasse diplomatique de la Conférence de Londres, où elle s’épuisait à tenter d’obtenir le désarmement industriel de l’Allemagne.

Le second est propulsé au pouvoir par une crise financière, en plus d’être diplomatique. Au début des années 1980, l’Europe monétaire, sur le métier depuis 10 ans, est au point mort et le système financier international, un brutal foutoir. Les chocs pétroliers ont engendré le marché des eurodollars. C’est le début de la mondialisation financière, qui fera des Etats européens les débiteurs des pétromonarchies et des grandes banques américaines, le marché secondaire de la dette souveraine étant embryonnaire.
Rythmée par un cocktail explosif de dévaluations et de quête d’argent frais, la vie des ministres des finances français sous le régime du serpent monétaire européen (SME) n’était pas un long fleuve tranquille.
En 1982, ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement Mauroy, Delors doit aller à Canossa, plus précisément à Riyad en Arabie Saoudite, emprunter de quoi éviter une dévaluation monétaire, la ligne de crédit international ouverte la même année ne suffisant pas à renflouer des finances françaises au bord du gouffre.
Ce prêt saoudien débouchera sur la mystérieuse “Opération Joséphine”, instruite par la justice dans les années 1990. Des intermédiaires apparemment lésées avaient “balancé” des informations sur des rétrocommissions versées à des dirigeants français sur des comptes privés à Zurich, via des paradis fiscaux, comme le racontera Renaud Lecadre dans Libération. Cette affaire, dont le Crédit Lyonnais expliqua qu’elle était un vulgaire canular, ne sera jamais éclaircie. Les archives de la banque ont hélas été détruites lors de l’incendie de son siège du boulevard des Italiens en 1996.
Delors président de la Commission, c’est le retour de cette Europe made by France, conçue en dehors des cadres politiques habituels, comme dans les années 1950.
Toujours est-il qu’en se prêtant à cet exercice d’équilibriste consistant à rester dans le SME sans faire chuter le gouvernement Mauroy, Jacques Delors gagne la confiance de ses homologues européens, au point que sa nomination à la tête de la Commission européenne, en 1985, est soutenue par Helmut Kohl. On dit que le chancelier allemand expliqua à Mitterrand qu’il était d’accord pour qu’un Français préside la Commission, “à condition de porter les initiales J.D.”
Selon Pascal Lamy, trois options s’offraient à Delors une fois arrivé à Bruxelles : d’abord, la relance de la défense européenne, ensuite, la réalisation d’une union monétaire et enfin la création d’un « marché unique », c’est-à-dire la levée des obstacles non-tarifaires au commerce des biens et des services. L’Europe de la défense avait déjà été retoquée par l’Assemblée nationale française, elle touchait de trop près à la souveraineté. Quant à l’Union monétaire, dans le chaos de l’époque, la marche était trop haute. Il choisit la troisième, mais sans perdre de vue la seconde.
De choix, il n’en avait guère, en réalité.
A la fin des années 1970, la Commission européenne est paralysée. Depuis le traité de Rome, seules trois choses ont vraiment fonctionné: les négociations commerciales internationales (sur lesquelles la Commission obtient rapidement des juges européens une compétence exclusive) dans le cadre du GATT, la politique agricole commune et l’invention silencieuse d’un droit supranational par la Cour de justice de Luxembourg.

Les juges européens ont commencé en 1979 à démanteler les obstacles aux échanges de marchandise (arrêt Cassis de Dijon). Les Etats membres savent qu’ils doivent revoir les normes nationales qui feraient obstacle à la libre circulation des biens, sans quoi ils risquent de s’y voir enjoints par la Cour.
Le nouveau président dispose là d’un levier pour faire adopter les près de 300 directives de l’Acte unique. Il peut s’appuyer sur quelques grands groupes industriels qui ont déjà un projet en magasin : le fameux rapport de la Table Ronde des Industriels (European Roundtable of Industrialists) créée en 1983 par les patrons de Volvo, Fiat et Philips et qui réunit les principales multinationales européennes. L’ERT a établi la liste des obstacles réglementaires à supprimer.
Cerise sur le gâteau : en prenant cette voie, le nouveau président de la Commission obtient le déblocage du veto britannique sur le financement des communautés, la Première ministre Margaret Thatcher qui acte en 1986 le “big bang”, ce deal entre le gouvernement et la City of London pour libéraliser les services financiers. Il confie le dossier au commissaire qu’elle a envoyé à Bruxelles : Lord Cockfield qui attachera une attention particulière à la libéralisation des services financiers.
Delors à la Commission, c’est le retour de cette Europe “made by France”, conçue en dehors des cadres politiques habituels, et fidèle à cette tradition de planification née dans l’entre-deux-guerres, en réaction à ce qu’une poignée de scientifiques et hauts fonctionnaires considéraient alors comme les râtés de la IIIème République. Une Europe qui ne s’embarrasse pas des clivages partisans ni du jeu parlementaire, qui avance par la négociation diplomatique, en proposant des solutions ad hoc, inventées en marchant.
C’est aussi un trio d’ “ingénieurs” du pouvoir : Delors-Lamy-Noël, des noms de Pascal Lamy, son chef de cabinet, et d’Emile Noël, premier secrétaire général de la Commission pendant 25 ans (1958-1987) et traité d’union entre le présent et l’époque héroïque des premiers traités dont il a été un des artisans.
Avec l’Acte unique signé en 1986, qu’il appellera son « traité préféré », il embrasse la logique téléologique des premières communautés, déroulant un programme (l’achèvement du marché unique en 1992), plutôt que de poser frontalement la question constitutionnelle.
“La crédibilité de l'Union européenne reste liée à la réussite de l'Union économique et monétaire.” (Jacques Delors, Mémoires, 2004)
Ce faisant, il laisse de côté l’épineux problème de la légitimité du projet européen qui sera (plus ou moins) résolu par le recours au référendum, à un moment ou un autre (traité d’adhésion, nouveau traité, élément de politique européenne), par un pays ou un autre (Irlande, France, Danemark, Pays-Bas, Norvège, Suède, Finlande, Autriche, 9 des 10 pays de l’élargissement de 2004, Grèce).
Tout en estimant “inévitable” l’élargissement (on venait de décider, en 1999, d’intégrer 10 nouveaux pays), il pensait que les plus anciens membres auraient du former une alliance plus étroite et plus politique et la sceller dans un traité ad hoc, ce qui n’a jamais été tenté. Au début, Jacques Delors s’opposera au principe d’une Constitution européenne, telle que la Convention sur l’avenir de l’Europe (2001-2003) sera chargée de la préparer.
En 2005, lors des débats français en vue de la ratification du traité constitutionnel, dont le parti socialiste français ne s’est jamais vraiment remis, il appellera à voter “oui”, tout en invitant ses amis socialistes à réfléchir à un “plan B”. Ce faisant, il coupait l’herbe sous le pied des tenants du “oui” qui avaient opté pour la ligne “le traité ou le chaos”.
Ce mécano institutionnel importait surtout à ses yeux en ce qu’il permettrait de mener une meilleure politique économique. Dans ses Mémoires publiées en 2004, il déclare : “la crédibilité de l'Union européenne reste liée à la réussite de l'Union économique et monétaire”. Si elle réussit, tout est possible. Or les choses ne se sont pas passées comme espéré.
Jacques Delors, trois remarques sur un legs : (2/3) Financiarisation et monnaie unique