Jacques Delors : trois remarques sur un legs (2/3) - "François, d'accord, on va faire çà"
La libéralisation des mouvements de capitaux est l'axe autour duquel tournent les deux grands projets de l'ère Delors : le marché et la monnaie uniques.
Une légende tenace veut que François Mitterrand ait “échangé la réunification contre la monnaie unique”, comme l’a souvent rapporté Le Monde. C’est faux. On se demande d’ailleurs comment il aurait pu s’opposer à la première. Au moment de la chute du Mur, en réalité, le président français a déjà “topé” avec le chancelier allemand, comme le rapporte Elisabeth Guigou dans un documentaire de la chaîne Public Sénat à l’occasion des 30 ans du traité de Maastricht1.
Conseillère Europe à l’Elysée et ancienne membre du cabinet de Jacques Delors rue de Rivoli, Guigou accompagne le président français au premier entretien depuis sa réélection avec son homologue allemand, au bord du Léman, le 3 juin 1988.
Elle raconte : “Premier rendez-vous à Evian, en tout petit comité… Cadre enchanteur de l’Hôtel Royal. Vue sur le lac. Là, Mitterrand dit à Kohl : « Je vais accepter la libre circulation des capitaux”, ce n’était pas encore fait, hein, “mais à condition qu’on fasse la monnaie unique”. Kohl regarde Mitterrand les yeux dans les yeux et il lui dit : “François, d’accord. On va faire çà”.
Dans les années 1980, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon ont acté la libéralisation complète des mouvements de capitaux. Pas la France2.
Son principe est posé dans le traité CEE depuis 1957. Mais en pratique, le droit européen (et international) autorise et même organise des restrictions aux fins d’encadrement du secteur financier et de sauvegarde de la souveraineté monétaire des Etats (les directives adoptées dans les années 1960 comportaient de multiples limitations).
Une fois la décision de Mitterrand prise, Delors n’a donc pas besoin de traité nouveau pour mettre en oeuvre ce “deal”. Il est acté dès 1988, par directive, pour une entrée en vigueur au 1er janvier 1990. En septembre de la même année, il lance les travaux du “comité Delors”, qui esquissera le futur traité de Maastricht.
(Extrait d’un documentaire de Public Sénat diffusé à l’occasion des 30 ans du traité de Maastricht)
En théorie, une circulation plus fluide du capital facilite l’investissement. Elle est porteuse de gains de productivité, de croissance et de création de richesse. Cela a certainement été le cas jusqu’à un certain point, les différences de développement entre pays membres de la CEE n’étant pas telles qu’elles aient pu permettre de faire bondir la rentabilité du capital.
Un autre effet, avéré, de cette libéralisation est le boom du secteur financier et la financiarisation de l’économie. Angle mort du débat bruxellois, la financiarisation entraîne à moyen terme la baisse relative des investissements dans les biens publics et l’accroissement des inégalités en raison de l’évolution du prix des actifs, comme l’explique l’économiste Michel Aglietta. Dans le best-seller “The Finance Curse” (“la malédiction de la finance”, 2018), Nicholas Shaxson a documenté les ravages du surdéveloppement de l’industrie financière, qui appauvrit les populations au profit d’une infime minorité.
Depuis les exploits de PanEuroLife, l’Union a adopté cinq autres directives AML (Anti Money Laundering), sans jamais réussir tout à fait à épuiser l’imagination des gestionnaires, avocats et autres experts comptables peu scrupuleux.
Confetti de 2500 km2, perché entre Allemagne, France et Belgique, le Luxembourg qui, comme ses voisins, a vu ses mines et hauts fourneaux fermer un à un après plus un siècle de prospérité, va se réinventer à la faveur de la relance du projet européen, comme paradis de la défiscalisation des profits. Pour cela, il a besoin de la sécurité que lui donne le marché intérieur et l’autorité de la Commission. Comme le disait en 2015 l’ancien directeur de cabinet des commissaires Etienne Davignon et Pascal Lamy, Pierre Defraigne, les paradis fiscaux ne sont pas des jungles, mais plutôt des « zones de non-droit… protégées par des lois ».
C’est ainsi que le tout jeune marché européen va connaître son premier scandale de blanchiment : l’affaire PanEuroLife, dont le président n’est autre que Gaston Thorn, un ancien Premier ministre luxembourgeois et président de la Commission auquel Jacques Delors a succedé.
Usant ou abusant des possibilités offertes par la nouvelle directive européenne de libéralisation des services d’assurance, la société luxembourgeoise PanEuroLife, créée en 1990 par l’assureur français UAP, commercialisera à partir de l’année suivante des contrats d’assurance vie auprès de clients français via La Poste, leur permettant de transférer leur épargne au Luxembourg de façon anonyme, au nez et à la barbe du fisc.
“PanEuroLife avait mis en place un système de transfert empêchant de retrouver la trace des versements initiaux en espèces des clients aux intermédiaires, et dès lors de connaître l'origine des fonds comme la destination finale des sommes versées”, révèlera l’instruction, selon le quotidien Le Parisien. La première directive de lutte contre le blanchiment, entrée en vigueur en 1990, ne couvrait pas ce cas de figure. L’affaire se terminera sur un non-lieu général prononcé en 2010.
Depuis les exploits de PanEuroLife, l’Union a adopté cinq autres directives AML (Anti Money Laundering), sans jamais réussir tout à fait à épuiser l’imagination des gestionnaires, avocats et autres experts comptables peu scrupuleux. La 6ème, proposée en 2021, est toujours en négociation3.
Les chefs d’Etat n’avaient pas attendu Delors pour intégrer au marché européen les paradis fiscaux britanniques (îles anglo-normandes, Ile de Man) aux termes d’un protocole annexé à l’acte d’adhésion du Royaume-Uni de 1972. Ces places offshore profiteront immensément de l’ouverture du marché européen et feront beaucoup pour le succès de la City of London.

L’Observatoire européen de la fiscalité, dont les recherches portent notamment sur l’évasion fiscale, a établi que le déplacement des bénéfices des sociétés vers des paradis fiscaux au niveau mondial atteint un premier palier, en dessous de 2% des revenus fiscaux mondiaux, après le premier choc pétrolier. Mais il décolle vraiment à partir de 1992, pour atteindre dernièrement les 10%, soit 1000 milliards de dollars de profits placés dans ces juridictions. Notons que l’Observatoire s’appuie sur des définitions internationales qui l’amènent à considérer le Luxembourg, Malte et l’Irlande, comme des paradis fiscaux.
Si les entreprises sont particulièrement bien armées pour profiter des niches fiscales et des possibilités offertes par le transfert de leurs bénéfices, les particuliers ne sont pas en reste. Et pas seulement les milliardaires. Toujours selon l’EUTaxObs, les “régimes spéciaux” créés par telle ou telle administration nationale, dans un contexte de concurrence fiscale exacerbée, en vue d’attirer les individus les plus fortunés, prolifèrent. Il y en a une trentaine en Europe, au bénéfice de 230 000 personnes, qui représentent une perte fiscale de 7,5 milliards d’euros.
Mais revenons aux années 1990. Une fois le principe de la libéralisation posé, il y a certes eu beaucoup de travail législatif pour réaliser l’harmonisation secteur par secteur, service par service. Mais les “esprits animaux” ont été à l’oeuvre pendant ces décennies pour tirer le meilleur parti du grand marché.
Les pays d’Europe centrale et orientale qui préparent leur intégration vont être aspirés dans ce grand mouvement. Moins d’un an après la chute du Mur, alors que les négociations d’adhésion n’ont pas commencé, Jacques Delors demande à ses équipes de préparer un programme d’aide financière aux pays est-européens tout juste sortis de la sphère d’influence de la Russie soviétique, comme il le racontera plus tard à Euronews.
Petite anecdote personnelle : en 1991, je suis partie travailler quelques mois au service commercial de l’ambassade française à Ljubljana, la capitale slovène. Peu avant mon départ, le chef du bureau “PECO” (pays d’Europe centrale et orientale) du ministère de l’économie demande de passer le voir. “Selon nos informations, les grands cabinets de conseil comme Ernst & Young ou PriceWaterhouse rafflent l’argent européen destiné à la transition”, me dit-il, visiblement agacé. Il voulait en avoir le coeur net et savoir ce que la France finançait au juste.
Après les trois premiers accords entre partenaires sociaux européens (congé maternité, CDD et temps partiel), seulement sept autres seront noués entre 1998 et 2018.
Sur place, effectivement, les projets de lois de transition (par exemple sur le statut de société anonyme qui n’existait pas dans l’ex-Yougoslavie) étaient rédigées en anglais, par ces consultants, et traduits en slovène pour le vote au Parlement.
Pendant que l’ “Est” mue, à Bruxelles, le dialogue social entre syndicats et patronats voulu par Jacques Delors bénéficie de l’atmosphère légèrement euphorique de cette folle décennie. Mais l’élan, qui permet de conclure assez rapidement trois accords, va se briser. C’est une chose de retirer des obstacles réglementaires et de rédiger des directives, une autre d’organiser une négociation collective entre partenaires sociaux à l’échelle du Continent.
Sans compter que les modèles sociaux ne sont pas forcément compatibles. Dans le pays le plus puissant et organisé d’Europe, l’Allemagne, dont l’organisation du travail et de la production reposait sur la cogestion et l’autonomie tarifaire (c’est-à-dire la non-intervention de l’Etat fédéral dans les négociations de branche), l’idée d’avoir d’autres lois sociales que celles qui garantissaient cette autonomie était en soi incongrue. A fortiori si elle étaient européennes.
Le patronat qui s’est vu offrir sans contrepartie l’énorme gâteau du marché unique et des possibilités sans précédent d’optimisation fiscale va bientôt préférer la martingale de la “responsabilité sociale et environnementale” qui satisfait les actionnaires, à la recherche de compromis avec les syndicats.
Après les trois premiers accords entre partenaires sociaux européens (congé maternité, CDD et temps partiel), seulement sept autres seront noués entre 1998 et 2018, sur des sujets plus marginaux, comme le harcèlement ou le stress au travail. Leur principal intérêt est d’assurer des standards minimaux dans l’Est de l’Europe où les législations sont faibles ou inexistantes. Le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi de 1993, emprunt d’une grande confiance dans la négociation collective, fera choux blanc.
Au final, le partage de la valeur ajoutée entre travail et capital ne deviendra jamais explicitement un sujet de négociation européenne, comme Jacques Delors l’aurait voulu, alors même que l’extension du champ de la concurrence, son intensification et la financiarisation, en ce compris l’inflation du prix des actifs, jouera évidemment au bénéfice du second.
Jacques Delors, trois remarques sur un legs : (1/3) Monnet 2.0
Jacques Delors, trois remarques sur un legs : (3/3) Héritage
Et non pas les 30 ans de l’euro, comme indiqué précédemment par erreur.
“Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale”, Rawi Abdelal, Critique Internationale, 2005/3 https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2005-3-page-87.htm
Le 17 janvier 2024 au matin, le Parlement et le Conseil des ministres ont trouvé un accord sur la 6ème directive (+ un règlement) sur la lutte contre le blanchiment qui renforce les pouvoirs des autorités de contrôle nationales et tente d’obliger à divulguer le nom des bénéficiaires finaux des sociétés écrans.