Au-delà du "moment hamiltonien" #2 : À Paris, une manne bienvenue et vite évaporée
Dès 2020, le gouvernement engage par anticipation les crédits correspondant aux 40 milliards de l'enveloppe française. Les parlementaires prennent acte. Les évaluateurs peinent à dresser un bilan.
La fin du mandat du président Macron est écrite : elle sera une interminable discussion budgétaire. Dans ce deuxième post sur le “moment hamiltonien” de 2020, j’explique comment la France a utilisé les fonds du plan de relance européen, présenté comme une révolution fédérale.
A l’aube du 21 juillet 2020, après quatre jours de sommet, les Vingt-Sept sont d’accord sur l’essentiel : le principe d’un plan de relance commun, des montants par pays et un financement solidaire par l’emprunt. La balle revient dans les capitales nationales qui, chacune à leur manière, vont peaufiner une réponse à la situation dramatique créée par la pandémie, tout en poursuivant des négociations serrées avec Bruxelles sur les conditions de déblocage des fonds et de contrôle de leur usage. Une année entière va s’écouler entre cet accord historique et la validation du plan français.
“France Relance” est présenté dès le 3 septembre 2020 par le Premier ministre Jean Castex combine 60 milliards de moyens nationaux aux 40 promis à la France dans la Facilité de relance et de résilience (FRR) européenne. Le règlement européen créant la FRR est définitivement adopté en février 2021. La Commission reçoit le feu vert des Etats en mai pour lever des fonds sur le marché.
Elle pose comme condition que Paris adopte une loi de programmation des finances publiques pour la période 2023-2027. Le ton est donné: le déblocage des fonds européens se fera sur la base d’une mise en ligne de la France avec les recommandations générales de la Commission formulées au titre de l’Union économique et monétaire (pour le dire vite : les “critères de Maastricht”).
Le 23 juin 2021, alors que le débat parlementaire sur la loi de programmation se poursuit au Parlement, Ursula von der Leyen pose dans la cour de l’Elysée aux côtés du président de la République, un dossier jaune et bleu à la main. Il symbolise les 40 milliards d’euros de subventions destinées à la France dans le cadre de la FRR. Quarante milliards, ce n’est pas négligeable, même pour un pays comme la France1. Quand un pays se conçoit comme naviguant au bord de la faillite, celui qui apporte l’euro marginal dans ses caisses a un pouvoir de négociation plus que proportionnel à son apport.
Consulté en 2023 par le Sénat, le professeur à l’University College Dublin Gavin Barrett explique que “même la conception des plans de relance et de résilience est liée au semestre européen”, du nom de la procédure annuelle de contrôle des budgets nationaux par la Commission.
Les “cibles et jalons” détaillés dans les 800 pages du “plan de relance et de résilience français” approuvé par les Vingt-Sept en juillet 2021 ne comptent pas que d’investissements ou de dépenses publiques, mais aussi de réformes, comme par exemple celle de l’assurance chômage. Parallèlement aux négociations avec Bruxelles, le gouvernement crée une “mission Plan de relance” européen pour intégrer ces 40 milliards dans le projet de loi de finance.
“La mission n’a pas passionné les foules”
Après un acompte en août 2021, le premier versement de l’Union au Trésor français a lieu en mars 2022. Il sera suivi de trois autres en décembre 2023, juin 2024 et mai 2025 pour un total de 35 milliards sur les 40 prévus, le solde étant attendu d’ici décembre 2026, date de fin de programme (août 2026 marquant la date limite des demandes de décaissement).
“Le rôle des parlements nationaux dans l’élaboration des plans de relance et de résilience a été remarquablement faible”
Au parlement français, les commissions des finances des deux chambres nomment chacune un rapporteur spécial chargé de l’examen de la mission Plan de relance. A l’Assemblée, il s’agit d’un député RN du Tarn. Frédéric Cabrolier auditionne les fonctionnaires et autres conseillers en charge de négocier et en conclut qu’ “on a été très libres dans la définition des cibles et jalons”.
Fort des garanties obtenues de Bruxelles, le gouvernement anticipe les versements de l’UE. “L’objectif initial était d’engager l’enveloppe de 100 milliards d’euros de France Relance d’ici fin 2022, avec un premier objectif de deux tiers à engager d’ici fin 2021”, écriront les évaluateurs du plan dans un rapport de 2024. Frédéric Cabrolier confirme. “On a perfusé à fond en 2022, 2023 et 2024”. L’ancien député se souvient aussi d’avoir présenté ses deux rapports spéciaux sur le plan de relance, fin 2022 (loi de finances 2023) et fin 2023 (loi de finances 2024), devant un hémicycle clairsemé. “La mission n’a pas passionné les foules”, dit-il.
La France ne fait pas exception. Gavin Barrett note sobrement : “le rôle des parlements nationaux dans l’élaboration des plans de relance et de résilience a été remarquablement faible2” partout en Europe.
“Il est intéressant et peut-être surprenant, compte tenu des sommes en jeu, de constater qu'aucun parlement/chambre national - à l'exception de celui du Portugal - n'a mis en place une commission spécifiquement chargée d'examiner les plans de relance et de résilience/la facilité de relance et de résilience”, confie-t-il aux élus français.
Quatre ans après le feu vert de Bruxelles, sur le site d’information consacré au plan de relance français, Bercy a posté une liste des 100 plus gros bénéficiaires, conformément aux exigences de la Commission (situation fin 2024). Le premier d’entre eux n’est autre que BPI France, pour 2 milliards, dont on présume qu’ils sont destinés à des entreprises financées par la banque publique. On trouve aussi dans la liste, pêle-mêle, de nombreuses universités, l’établissement public du chateau de Versailles, des industriels comme les ciments Calcia, le spécialiste suisse du bois Swiss Crono, Thalès ou encore Orange, SFR et Arkema. Ensemble, ils ont reçu 8% des crédits de France Relance.
“La Cour ne s’est pas penchée sur le sujet.”
Le reste a été distribué de façon forcément plus granulaire. Il existe pas moins de 103 types de mesures, projets ou objets sociaux éligibles, des associations sportives à la diffusion de la presse, en passant par les théâtres privés, la rénovation énergétique, l’apprentissage ou les “agroéquipements”. Avec des objectifs aussi larges que “la transition écologique, la compétitivité et la reconquête industrielle”, et autant d’argent en jeu, on s’attendrait à ce que la Cour des comptes française soit au taquet pour suivre au plus près cette novation européenne glissée dans le cycle budgétaire national à la faveur du Covid. L’empressement à engager les crédits pour soutenir l’économie créait un risque de gaspillage, voire de fraude.
La Rue Cambon plisse le nez
Interrogée début avril par Chutes sur son rôle3 dans le contrôle de l’utilisation des fonds de France Relance, sa responsable des relations presse a pourtant répondu : “la Cour ne s’est pas penchée sur le sujet”. Remarque étrange, car les auditeurs de la rue Cambon ont en réalité publié il y a un an une “Analyse de l’exécution budgétaire 2023” consacrée spécifiquement à la mission Plan de relance.
Ils y pointent une contradiction entre la mission et les règles budgétaires nationales inscrites dans la Lolf (loi organique relative aux lois de finance), la “constitution financière de l’Etat”. Le problème principal réside dans le fait que les trois programmes de la mission (écologie, compétitivité et cohésion) recoupent d’autres missions (donc programmes) de la loi de finance. Cela pose des problèmes de lisibilité du PLF et de contrôle de l’exécution.
“En 2023, les trois programmes de la mission [écologie, compétitivité et cohésion, ndlr] ont concerné neuf ministères et 34 budgets opérationnels de programmes. Ajoutée à la grande hétérogénéité des actions et mesures financées par chacun des programmes, cette diversité ne correspond pas au principe général de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), qui veut qu’à une politique publique soit associé un programme budgétaire et réciproquement”, selon les auditeurs.
L’organisation de la distribution de cette manne, sous le contrôle de Bercy et, principalement, de l’organisme chargé des fonds européens pose aussi question. L’Autorité nationale d’audit pour les Fonds européens (AnAfe) qui gère les ressources des Fonds social, Fonds de cohésion, etc., joue aussi le rôle de “coordinateur national de l’audit et du contrôle du PNRR” (plan national de reprise et de résilience) et “cherche également à prévenir et à sanctionner la fraude”. Elle s’est donc retrouvée en quelque sorte en concurrence avec les ministères.
La Cour des comptes allemande (BRH) a soulevé un problème comparable fin 2023. “Le ministère fédéral des finances [BMF] ne peut remplir son rôle des coordination et de contrôle vis-à-vis des départements (Ressorts) des ministères” qui reçoivent les fonds”, écrit la BRH. Pourtant responsable de la distribution et le contrôle des fonds de la Facilité européenne, le BMF a encore moins les moyens d’exercer un contrôle sur les Länder, tant pour la mise en oeuvre des réformes que pour l’utilisation des aides financières4.

Il serait pourtant faux de penser que le gouvernement s’est désintéressé de l’évaluation de son Plan.
Créé en 2021, un “comité d’évaluation de France relance” présidé par Xavier Jaravel, un jeune économiste de 31 ans à l’époque de sa nomination, alors en poste à la London School of Economics, va mener un gros travail qui porte uniquement sur les principales mesures et de l’impact macro-économique. Impossible de résumer en quelques lignes l’épais rapport final de 2024. Ces experts mandatés par Bercy rejoignent la Cour des comptes européenne sur la difficulté à mesurer l’efficience des dépenses, souvent par manque de données.
PrimRenov’, impôts de production et aide à l’apprentissage : les évaluateurs circonspects
Au sujet de “Ma PrimeRénov’”, les aides à la rénovation énergétique des habitations privées, qui a représenté 4,4 milliards d’euros de dépenses pour 2021 et 2022, ils écrivent : “nous n’avons pu disposer des données de consommation réelles nécessaires à leur évaluation ex post”. Ils ajoutent que “la contribution de MaPrimeRénov’ aux trajectoires de réduction des émission de gaz à effet de serre et de consommations énergétiques ne peut être estimée précisément, même ex ante, car ni la source d’énergie initiale, ni la superficie du logement ne sont précisées dans les dossiers de demande de subvention”. Mais ils constatent que les “rénovations globales” (qui permettent de modifier radicalement la performance énergétique du logement en combinant des travaux d’isolation, d’aération et de chauffage, par exemple) “sont très minoritaires”.
Les experts se sont aussi penchés sur l’un des principaux poste du plan, la “baisse des impôts de production”, un mix de taxes généralement levées par les collectivités territoriales comme la “cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises”, la cotisation foncière des entreprises (taxe locale sur les bâtiments professionnels) et la “contribution économique territoriale”.
Cet allègement fiscal a coûté 20 milliards sur 2 ans, soit 20% du Plan et la moitié de l’enveloppe française de fonds européens5. Il a principalement bénéficié aux entreprises industrielles (versus de services), exportatrices et plutôt grandes. Comme ces taxes étaient principalement levées par les collectivités locales (qui ont, donc, été “remboursées” par l’Etat pour le manque à gagner), la mesure a abouti à “une réduction du pouvoir fiscal du bloc communal et des départements”, note le comité d’évaluation.
Il ajoute : “les analyses statistiques menées jusqu’ici ne permettent pas d’identifier l’effet causal de la réforme sur l’activité économique. La baisse des impôts de production pourrait renforcer la compétitivité des entreprises françaises et conduire à une hausse des investissements et de l’emploi. Mais la baisse de la fiscalité pourrait être reportée vers les profits ou les dividendes par exemple, sans effet sur l’investissement ou sur l’emploi”.
En d’autres termes, on ne sait quelle part de ces fonds publics est allée au développement de la production (l’objectif affiché) ou à la rémunération du capital.
Les auditeurs de la Cour des comptes, de leur côté, se sont interrogés sur l’aide à l’apprentissage, fortement étendue. Le Plan a en effet financé la transformation d’une mesure qui bénéficiait aux petites entreprises et aux jeunes peu diplomés (niveau égal ou inférieur au bac), en une aide à toutes les entreprises (sans limite de taille) et à tous les jeunes (jusque bac+5), pour un coût de plus de 4 milliards d’euros par an en 2021 et 2022, et 21 000 € par emploi créé (source France Stratégie/comité d’évaluation).
Au sujet de la prolongation de cette aide en 2023, ils écrivent : “le choix a donc été fait de pérenniser un montant élevé d’aide pour un champ d’application très large, dans un contexte économique pourtant caractérisé par des tensions de recrutement : au final, il s’agit davantage d’aides aux entreprises que d’aides à l’insertion professionnelle des jeunes6”.
En février 2025, le gouvernement a rétabli un plafonnement strict des aides, tout en en maintenant l’accès aux entreprises de plus de 250 salariés7.
L’évaluation macro-économique inachevée
Lors de son lancement en 2020, l’objectif macro-économique du Plan français était double : “retrouver d’ici l’été 2022 son niveau d’activité économique d’avant crise en relançant l’ensemble des secteurs de l’économie et faire baisser le chômage dès 2021, par rapport à l’été 2020”. L’effet rebond a indéniablement eu lieu, après l’effondrement du PIB en 2020 (-7,4%). La croissance a été de 6,9% en 2021. Elle s’est ensuite rapidement tassée : +2,3% en 2022, +0,9% en 2023 et +1% en 2024. Le chômage est lui aussi revenu en 2022 au niveau de (début) 2020. Mais l’attribution de l’absorption du choc au plan de relance ne va pas de soi.
Le comité d’évaluation notait début 2024 que “les modèles macroéconomiques disponibles pour conduire les simulations ne permettent pas de suffisamment prendre en compte la situation conjoncturelle, ce qui pose problème dans la mesure où la conjoncture de 2021-2022 a été très différente de celle anticipée lors de l’arbitrage du plan de relance en 2020”. Faute de pouvoir faire des hypothèses fiables sur ce qu’aurait été la sortie des confinements sans plan de relance, il est difficile d’évaluer son impact propre.
Le comité conclut : “il a été montré, dans une certaine mesure, qu’on pouvait mettre en place un plan de relance visant à stimuler l’activité et l’emploi à court terme, sans renoncer à des objectifs structurels, avec des mesures de soutien au tissu productif et à sa décorbonation”.
L’équipe de la mission d’évaluation a été dissoute. Son président Xavier Javarel poursuit sa carrière d’enseignant-chercheur à Londres. L’économiste et statisticien Cédric Audenis, commissaire général de France Stratégie, qui supervisait les travaux restants, est, lui, retourné à l’INSEE début 2025. Son poste a été confié à Clément Beaune, ancien conseiller Europe du président Macron, ministre dans les gouvernements Castex et Borne, et député (Renaissance), qui cumule la fonction avec celle de Haut-Commissaire au Plan depuis mars. L’évaluation macro-économique plus poussée annoncée dans le rapport final de 2024 n’a pas (ou pas encore) été produite par France Stratégie, le think-tank “maison” de Bercy.
La suppression des impôts de production et les subventions à la rénovation de logements remises en cause
L’épuisement des crédits de France Relance pose désormais la question de la pérennisation des mesures structurelles au coût récurrent (baisse des impôts de production, aide à l’apprentissage) dans un contexte de faible croissance (0,6% en 2025, selon le FMI).
Le 18 février, le gouvernement a annoncé rétablir au moins jusqu’à 2030 la CVAE, qui a été suspendue dans le cadre du Plan de relance. Le 4 juin, c’était au tour de ma Prim’Renov d’être mise à l’index. Le ministre de l’économie Eric Lombard a pris tout le monde par surprise en annonçant sa “suspension” pour une durée indéterminée en raison notamment du trop grand nombre de fraudes constatées.
L’injection des 38 milliards (à ce jour) de fonds européens n’a pas empêché la France de sombrer en 2024 dans la crise budgétaire et institutionnelle que l’on sait, quand il s’est avéré, après les législatives anticipées, que le déficit public serait plus près de 6% que des 4,5% prévus.
De surcroît, le bol d’air de la RRF n’est pas gratuit. Il engage directement les contribuables, puisque la France garantit solidairement l’emprunt européen en l’état des ressources fiscales de l’UE et de la clé de calcul des contributions nationales. A ce stade, elle devra contribuer au remboursement d’environ 70 milliards d’euros sur 30 ans à partir de 2028.
Au total, le Plan de relance aura principalement servi à financer la politique de l’offre des gouvernements qui se sont succédés depuis la crise Covid (Jean Castex, Elisabeth Borne et Gabriel Attal) en mettant à leur disposition une réserve de cash exceptionnelle.
A Bruxelles, malgré le diagnostic sévère de la Cour des comptes européenne et les problèmes soulevés par l’utilisation des fonds de la FRR, la présidente de la Commission européenne et ses équipes comptent bâtir sur ce précédent. Le budget pluriannuel de l’Union devrait, selon Ursula von der Leyen, devenir un “budget continental” alloué sur la base de “cibles et jalons” établis pays par pays. Une réplique, en somme, de la méthode suivie après juillet 2020 qui suscite déjà des résistances.
Suite : Au-delà du "moment hamiltonien" #3, Von der Leyen à la manoeuvre
A lire :
En 2019, les dépenses de l’Etat étaient d’env. 430 et le déficit de 73 milliards €.
https://www.senat.fr/rap/r23-168/r23-16812.html
Questions envoyées au service de presse de la Cour des comptes le 4 avril 2025 : “J'aimerais savoir si la Cour s'est penchée sur l'utilisation des fonds versés à la France par l'UE dans le cadre plan "next generation EU", dans le cadre duquel la France doit recevoir en tout env. 39 milliards, en plusieurs versements successifs. 1. Est-ce que la Cour est compétente pour surveiller l'utilisation de ces fonds (qui sont en général investi conjointement avec des fonds nationaux)? 2. Si oui, est-ce que la Cour a déjà rendu public des analyses à ce sujet? Ou bien est-ce qu'elle prévoit de le faire et dans ce cas, quand? 3. Si elle n'est pas compétente pour l'utilisation des fonds, pourquoi?”
Bericht nach § 88 Absatz 2 BHO an das Bundesministerium der Finanzen zur Steuerung und Kontrolle der Umsetzung des Deutschen Aufbau- und Resilienzplans, Dezember 2023
Note : “Recentrer le soutien public à la formation professionnelle et à l’apprentissage”, Cour des comptes, juillet 2023, p.10
Plafonds introduits par décret en février 2025 : 5000€/apprenti/an pour les entreprises de moins de 250 salariés, 2000€ pour les entreprises de plus de 250 salariés.