Au-delà du "moment hamiltonien" #1: La colère des contrôleurs
Cinq ans après l'annonce du grand emprunt européen décidé en pleine pandémie, les auditeurs des comptes dressent un bilan sévère de l'utilisation de ces 650 milliards d'euros.
Le 20 mai, Ursula von der Leyen a esquissé sa vision du prochain budget de l’Union européenne pour 2028-2034. En attendant la proposition formelle de “cadre financier pluri-annuel” (CFP) qui sera dévoilée le 16 juillet par la présidente de la Commission, les discussions informelles vont bon train. La semaine dernière, le tour d’Europe engagé par le commissaire européen au budget Piotr Serafin au début de l’année l’a amené à Paris où il a rencontré force élus et ministres. Or une ombre plane sur la longue négociation qui s’annonce : le grand “plan de relance” lancé il y a cinq ans presque jour pour jour lors d’une fameuse conférence de presse commune d’Angela Merkel et Emmanuel Macron. Dans trois posts, dont voici le premier, Chutes revient sur cette “révolution fédérale” et ce qu’elle nous dit de l’avenir.
Ivana Maletić et Jorg Kristijan Petrovič, membres de la Cour des comptes européennes, n’en démordent pas : à peu près rien ne va dans le “plan de relance” européen géant de 723 milliards d’euros décidé par les chefs d’Etat européens en 2020. Dans son 17ème document (rapport, note, évaluation divers) consacré à la “Facilité pour la relance et la résilience” (FRR) publié le 6 mai dernier, cet organisme indépendant chargé de veiller au bon usage des fonds européens dresse un tableau sévère. Manque de “surveillance des réformes annoncées”, “responsabilité des décideurs publics” vis à vis des contribuables et “transparence” insuffisantes, telles sont les “lacunes” pointées par les deux auditeurs lors d’une récente conférence de presse.
Un OVNI budgétaire
Il faut reconnaître que la FRR est un OVNI budgétaire. Créée pour amortir le choc du Covid et son cortège de confinements, cet “instrument temporaire” atteint la somme prodigieuse de 723 milliards d’euros à verser en tranches successives aux Etats entre 2021 et 2026. Un montant colossal comparé aux 1100 milliards du budget pluriannuel pour 2021-2027. Elle se distingue du budget “normal” par son financement : la Commission a été autorisé à lever ces fonds sur les marchés, alors que le budget est normalement à l’équilibre, alimenté en continu en cash principalement par les Etats. Enfin et surtout, le déblocage des fonds par tranches successives au bénéfice des Etats ne ressemble à rien de ce qui se pratiquait jusqu’alors.
Habituellement, les fonds européens sont alloués dans le cadre de programmes ciblés (recherche, infrastructure régionale…) et versés en fonction des coûts supportés (à l’exception de la politique agricole faite essentiellement de d’aides directes au revenu). Typiquement, pour être aidé, un laboratoire universitaire doit vendre la pertinence de son projet de recherche et en démontrer le caractère paneuropéen à la Commission (ou à l’agence chargée de gérer les fonds), présenter un budget ex-ante, et justifier des dépenses ex-post, au risque, à défaut, de perdre ses crédits.
Rien de tel avec le Plan de relance.
Impossible étude d’impact
“C’est un nouveau modèle de financement découplé des coûts. Les Etats doivent atteindre des objectifs”, ‘milestones and targets’ (jalons et cibles), dans le jargon, a rappelé Ivana Maletic. Le “plan de relance et de résilience français” validé en 2021 compte pas moins de 800 pages où s’égraine un catalogue impressionant de mesures qui vont de la réforme de l’assurance chômage à la création d’un secrétariat général à la transition écologique en passant par les subventions aux contrats de travail des “apprentis” (jeunes salariés sous contrat temporaire spécial au titre d’une activité formatrice) ou encore aux règles d’installation des éoliennes (loi d’accélération des énergies renouvelables).
Les fonds débloqués sur la base de la réalisation des “jalons et cibles” agréés ex ante avec la Commission sont versés à l’Etat membre (et non aux bénéficiaires finaux). Le contrôle exercé par la Commission est plus politique que comptable. Elle négocie à huis clos avec les capitales et décide de débloquer (ou pas) les tranches d’aides, généralement en deux temps : pré-financement, puis solde.
Pourquoi pas? Mais à condition, estiment les auditeurs européens, qu’ils puissent ensuite mesurer l’efficience de ces dépenses en rapportant les résultats aux coûts engagés. ²C’est là que le bât blesse.
Comment voulez-vous faire une étude d’impact sans information sur les coûts?” (Ivana Maletic, membre de la Cour des comptes européenne)
La Cour pointe l’exemple de la rénovation des logements. Certains Etats membres ne lui ont fourni que le montant des subventions accordés aux propriétaires pour améliorer les performances énergétiques de leur bien. Pour d’autres, “on a un nombre de mètres carrés rénovés, ou un nombre de logements rénovés, mais pas les économies [d’énergie, ndlr] réalisées”, a expliqué Ivana Maletic, qui a copiloté le travail d’audit.
“Ce n’est pas que l’on n’aime pas ce mode de financement. Mais ce qu’on aime vraiment, c’est la performance c’est à dire l’efficience et l’effectivité [des dépenses publiques, ndlr]. C’est cela que l’on veut pouvoir mesurer en tant qu’auditeurs. Or nous n’avons pas d’information sur les coûts véritables et pas d’information non plus sur les résultats produits.
La seule information dont on dispose concerne les objectifs, éventuellement les “inputs” [par exemple la mise en place d’une formation, ndlr] et “outputs” [par exemple, un nombre de personnes ayant participé à la formation]… Comment voulez-vous faire une étude d’impact sans information sur les coûts?”, s’est-elle interrogée, alors que 650 milliards sur les 723 prévus avaient été engagés fin 2024.

Quand ils se résignent à décompter les “objectifs” déclarés par les Etats, les auditeurs s’arrachent les cheveux.
“Pour 42% des fonds déboursés fin 2024, seuls 28% des objectifs ont été atteints. Il en reste donc 72% à remplir d’ici août 2026”, autrement dit la fin du programme. Au total, “une proportion significative des fonds ont donc été dépensés sans objectifs”, selon elle.
Et d’ajouter : “les Etats membres ont reçu l’argent pour des projets qu’ils ne finiront pas forcément”.
Le règlement européen créant la Facilité ne prévoit pas qu’elle puisse demander un remboursement au cas où les “milestones” ne sont pas atteints ou bien si elle constate des manquements, par exemple dans les procédures de passation des marchés publics, sujet sensible pour les auditeurs européens.
“Moment hamiltonien”
Pour saisir le sens et les limites des critiques des auditeurs européens sur ce qui a été présenté comme une révolution à l’échelle de l’Europe, il faut remonter à l’année 2020.
Depuis mars, l’économie européenne est à l’arrêt en raison des confinements décidés suite à l’irruption du Covid 19. La Commission assure que la contraction de l’économie européenne au deuxième trimestre 2020 devrait être de 15% (par rapport au deuxième trimestre 2019)1. Elle prévoit un effondrement de 7% pour l’ensemble de l’année 2020, voire “dans le scénario le plus défavorable que constitueraient une seconde vague épidémique et la prolongation des mesures de confinement…, un recul susceptible d’atteindre jusqu’à 16 % cette année”.
A Paris, on commence à parler d’un “bazooka” budgétaire européen pour amortir cette chute et éviter que le choc budgétaire attendu ne débouche sur un mouvement spéculatif contre l’un ou l’autre des pays de la zone euro. Le président Macron tâte le terrain. Le chiffre de 1000 milliards d’euros circule. La chancelière Merkel résiste jusqu’ à sa mémorable conférence de presse commune avec Emmanuel Macron le 18 mai.
Les deux dirigeants annoncent alors de concert une “initiative franco-allemande” que la Commission est invitée à transformer en proposition européenne. Au centre de l’accord trouvé le matin même : un fonds de relance européen financé par un emprunt commun “au nom de l’Union”. Dans la bouche de Merkel, il s’agit d’ “une contribution importante qui permette aux différents pays de l'Union européenne de réagir en fonction de leurs besoins”. Elle convient que, “pour cela, il faut un effort colossal et nous sommes prêts à le fournir du côté français et allemand”.
On a beaucoup entendu que la capacité de conviction du président Macron avait été décisive. On aurait tort cependant d’oublier qu’en l’occurrence, les juges constitutionnels allemands ont été ses alliés objectifs. En effet, le revirement d’Angela Merkel coïncide avec une décision rendue le 5 mai 2020 par le Tribunal de Karlsruhe.
Les juges constitutionnels donnent ce jour-là un coup d’arrêt aux programmes de rachat d’actifs par la Banque centrale européenne qui permettent de réduire le coût de financement des Etats et protéger les revenus des investisseurs. En résumé, la monétisation des dettes publiques a atteint ses limites. Cette décision qui aurait pu déboucher sur une nouvelle crise de l’euro se traduit donc par la création, sinon d’un budget fédéral, au moins d’un Trésor européen.
Neuf jours après l’annonce franco-allemande, Ursula von der Leyen livre sa copie : un projet d’expansion considérable du budget de l’Union appelé NextGenerationEU. L’astuce consiste à relever à 2% du PIB européen le plafond des dépenses de l’UE (normalement juste au-dessus de 1%) au nom de la situation exceptionnelle créée par la pandémie et en vue de “rendre l’Europe plus verte, plus numérique et plus résiliente”.
Entre mi-mai et mi-juillet, les deux dirigeants, la présidente de la Commission et celui du Conseil européen manoeuvrent pour faire rentrer dans l’enclos du premier grand emprunt commun de l’Union les 25 autres “chefs”, y compris les plus réticents (Pays-Bas, Suède, Danemark, Autriche, Finlande). Il faudra quatre jours de huis clos à Bruxelles pour finaliser un accord.
Le 21 juillet, à 5h30 du matin, le président du Conseil Charles Michel tweete sobrement “deal”. Le “soutien budgétaire” évoqué en mai est passé en deux mois de 500 milliards à 750 milliards, mais au prix d’une réduction du montant des subventions au profit de simples prêts. Le journal Le Monde titre “Après 90 heures de négociations, les Européens adoptent un plan de relance historique”. Il prévoit qu’un Trésor européen lève les fonds sur les marchés, au fur et à mesure des besoins, et les distribue grosso modo pour une moitié sous forme de subvention aux Etats (338), pour une autre sous forme de prêts remboursables par les Etats à l’UE (385). La clé de répartitition assure, par exemple, une enveloppe de subventions d’environ 40 milliards à la France (cf tableau en fin de post).
Dans Libération, Jean Quatremer évoque un “moment hamiltonien”. “Le parallèle historique est frappant : en 1790, Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor des tout jeunes États-Unis, arrache au Congrès l’autorisation de créer une dette fédérale et de se porter garant de celles des États fédérés au bord de la faillite, ce qui a créé les bases de la future puissance américaine en lui donnant des griffes”, écrit-il, tout en rappelant qu’à défaut d’institutions fédérales, le résultat évoqué est incertain.
Le projet de règlement sur la Facilité pour la relance et la résilience présenté dans la foulée de l’accord du 20 juillet est publié début 2021, la Commission réalise sa première émission quelques mois plus tard.
Les ambivalences d’un instrument de transfert
Hamiltonienne ou pas, la RRF poursuit trois objectifs distincts que le discours vaguement holistique de la Commission n’aident pas toujours à distinguer :
alléger le coût de financement moyen des Etats de la zone euro en allant sur les marchés “en tant qu’Union” (ce qui vaut pour le total des 700+ milliards empruntés),
opérer un transfert entre Etats, à concurrence de la partie subventions,
inspirer, infléchir ou exiger, depuis Bruxelles, des politiques publiques nationales qui ne sont pas forcément liées à un décaissement (typiquement la réforme de l’assurance chômage en France).
La complexe clé de répartition des fonds entre Etats reflète bien l’ambition d’un transfert entre Etats. Elle tient en effet compte de l’historique de croissance, du chômage et du PIB de façon à ce que les pays les plus en difficulté reçoivent plus. D’où les environ 69 milliards de subventions destinés respectivement à l’Italie et à l’Espagne (euros 2020). Un stimulus de 3 à 5% de PIB, uniquement pour le volet subventions, et de respectivement 12,5% et 13,1%, si on y ajoute les prêts remboursables. La France et l’Allemagne, qui n’ont sollicité ni l’une ni l’autre de prêts, ont obtenu respectivement 4,1% et 3,8% de leur PIB en subventions RRF.
La Facilité est donc une esquisse d’ “union de transfert” entre Etats doublée d’un levier d’influence de l’autorité centrale sur les Etats. Si la Commission la présente comme un prolongement des programmes inscrits au budget de l’Union, elle n’en a pas moins choisi d’inscrire son évaluation des plans de relance et de résilience nationaux dans le prolongement du contrôle qu’elle exerce sur les budgets nationaux au titre de l’union monétaire.
En 1790, l’audacieuse mutualisation des dettes initiée par Hamilton n’avait pas clos la question fiscale dans les tout jeunes Etats-Unis. Bien au contraire. Elle a attisé les débats entre “Fédéralistes”et “Républicains” (ou anti-fédéralistes) au sujet du budget fédéral et de la distribution des pouvoirs entre les Etats et la Fédération. Le Plan de relance européen pose des questions sinon identiques au moins similaires qui sont très loin d’être résolues, ni, pour tout dire, vraiment débattues.
Suite :

COM(2020) 456 COMMUNICATION DE LA COMMISSION AU PARLEMENT EUROPÉEN, AU CONSEIL EUROPÉEN, AU CONSEIL, AU COMITÉ ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EUROPÉEN ET AU COMITÉ DES RÉGIONS L'heure de l'Europe: réparer les dommages et préparer l'avenir pour la prochaine génération du 27 mai 2020 {SWD(2020) 98 final}