UE-Suisse : anatomie d'une négociation asymétrique
La clé de la nouvelle série d'accords que Berne et Bruxelles disent vouloir négocier cette année sera financière. En attendant, il faut valider, de part et d'autre, le nouveau mandat.
La commission des Affaires européennes du Sénat va nommer fin février deux rapporteurs (un pour la majorité, un pour l’opposition) chargés d’examiner le nouveau mandat de négociation de la Commission européenne avec la Suisse, a indiqué à Chutes un porte-parole du Palais du Luxembourg. Le précédent date de 2014 et avait abouti à un accord dit “cadre” rejeté en 2021 par la Suisse.
Proposé mi-décembre aux Vingt-Sept Etats membres par la Commission elle-même, ce nouveau mandat projette une série d’accords bilatéraux, qui marquerait un bond en avant dans l’intégration de la Suisse à l’Union sans précédent depuis les “bilatérales II” il y a 20 ans. Son adoption par les Vingt-Sept permettra à la Commission de lancer formellement des négociations. La Confédération, quatrième plus important partenaire commercial de l’UE (après le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la Chine), accueille chaque jour 380 000 frontaliers européens, dont 220 000 français.
Les parties prenantes suisses à pied d’oeuvre
Depuis sa présentation il y a deux mois, les roulements de tambour ont repris du côté de la Suisse, qui, bien qu’enclavée dans l’Union, a résisté depuis 30 ans à se soumettre à son ordre institutionnel et juridique. Syndicats, entreprises, parlementaires, cantons, chefs de parti sont à pied d’oeuvre dans l’espoir d’obtenir le meilleur deal au regard de leurs intérêts respectifs. Le but : s’intégrer le plus possible au marché européen en conservant les spécificités suisses, y compris sa démocratie directe.
Le 30 janvier, en commission de la Politique extérieure du Conseil national (équivalent de l’Assemblée), les élus de l’Union Démocratique du Centre (UDC), parti nationaliste qui a construit son capital politique sur le rejet de l’intégration à l’Europe, ont bruyamment fait connaître leur opposition et déploré une « capitulation honteuse ». Mais, forts de 9 voix sur 27, ils ont été mis en minorité. Trois jours plus tard, vingt-quatre des vingt-six gouvernements cantonaux approuvaient à leur tour le texte du mandat.
Le 13 février, c’était au tour des commissions de la Politique extérieure et des Affaires économiques du Conseil des Etats (chambre haute) de le valider, en y mettant toutes sortes de conditions, demandes de sauvegarde et autres garanties.
Le contraste ne saurait être plus grand avec l’atmosphère feutrée qui règne côté européen.
Huis clos à Bruxelles et Davos
A Bruxelles, l’examen du mandat a commencé le 6 février devant la « Working Party for EFTA », un groupe de diplomates des Vingt-Sept chargés de préparer les réunions des ministres européens des Affaires étrangères. Ces derniers sont seuls habilités à donner le feu vert à la Commission. La réunion était à huis clos.
Jusqu’à présent, tout a été fait pour soustraire le dossier à l’attention du public. La Commission a attendu le vendredi 15 décembre que le Conseil fédéral termine sa propre réunion à Berne, en début d’après-midi, pour annoncer par communiqué qu’elle disposait d’une nouvelle proposition de mandat de négociation. Un timing qui garantit un minimum de publicité.
Le texte intégral de la proposition, a finalement été publié le mardi suivant, 20 décembre, premier jour de la trêve de fin d’année où la Commission suspend ses briefings de presse. Très commentée en Suisse, l’info est passée inaperçue dans le reste de l’Europe, d’autant que, ce jour-là, les geeks des affaires européennes étaient occupés par l’annonce d’un compromis sur le « pacte migratoire » en discussion depuis des années.
En dépit du fait que le mandat n’a pas été formellement adopté, responsables suisses et européens ont multiplié les entretiens confidentiels au forum de Davos mi-janvier. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et celle de la Confédération, Viola Amherd, se sont affichées côte-à-côte, tout sourire. “Une photo qui aurait été impossible il y a quelques mois”, a justement commenté la correspondante du Temps à Bruxelles. La dernière rencontre entre les chefs des deux exécutifs remontait à 2020.
Les négociations seront menées par deux équipes de hauts fonctionnaires, l’éventail des sujets étant considérable. Elles seront placées, côté européen, sous l’autorité du vice-président de la Commission Maroš Šefčovič qui s’est lui aussi entretenu à Davos avec son homologue suisse Ignazio Cassis (photo).

Conscient d’être face à un “bloc” de pays aux intérêts pas toujours convergents, Berne a placé ses deux « cavaliers », les ambassadeurs Livia Leu et Roberto Balzaretti, aux deux extrémités de l’échiquier politique européen : Berlin et Paris. Anciens secrétaires d’Etat aux affaires européennes l’un et l’autre, ils ont été directement impliqués dans ce dossier depuis une décennie. De quoi capitaliser sur le travail de préparation de feu l’Accord cadre.
Mandat secret
Cette reprise des négociations est loin d’être une capitulation suisse, contrairement aux dires de l’UDC.
Berne a obtenu que Bruxelles renonce à un accord transversal qui aurait posé le principe général d’une “reprise automatique” du droit européen et l’intervention de la Cour de justice de Luxembourg comme interprète en dernier ressort des accords bilatéraux existants (libre circulation, transport aérien, transport de biens et de voyageurs, produits agricoles et reconnaissance mutuelle de l’évaluation de la conformité des produits).
En 2013, la Commission, sous la houlette du chef de cabinet de Jean-Claude Juncker puis secrétaire général Martin Selmayr, en avait fait une condition sine qua none à de la conclusion de nouveaux accords sectoriels. Ces dispositions seront finalement inscrites dans chacun des accords existants. Elles pourraient donc varier selon les sujets.
Le Parlement suisse s’est également réjoui que l’Union européenne renonce aux « clauses guillotines », par lesquelles la Commission de Bruxelles pouvait suspendre unilatéralement l’application d’un accord en cas de violation d’un autre accord. C’est ce qui s’était passé au lendemain de la votation du 9 février 2014 sur l’immigration de masse par laquelle les Suisses demandaient l’instauration de quotas de travailleurs européens.
La porte est en outre entrouverte pour une plus grande intégration des services financiers prestés depuis la Suisse. La Commission agit ici de façon unilatérale, sans contrôle parlementaire, via des “décisions d’équivalence”.
“La publication du document causerait … un préjudice à la protection de l’intérêt public en matière de relations internationales et diminuerait sérieusement le processus de décision en cours” (courrier du Conseil de l’UE au sujet du mandat de négociation de 2014)
Pour mesurer l’ampleur de ce revirement depuis les résolutions très fermes prises il y a dix ans, il aurait fallu pouvoir consulter l’ancien mandat, celui qui avait abouti à l’accord abandonné en 2021. Mais là encore, le secret prévaut. Le Conseil de l’UE refuse de communiquer ce document.
Dans un courrier daté du 22 janvier en réponse à une demande de Chutes, le secrétariat général justifie cette décision par le fait que « les négociations bilatérales sont encore ouvertes ». « La publication du document ST 6176/14 (le mandat de 2014, ndlr) nuirait fortement au processus de décision du Conseil ». En d’autres termes, le nouveau mandat est public, mais celui qu’il abroge reste secret.

Selon le Conseil, « la publication du document causerait… un préjudice à la protection de l’intérêt public en matière de relations internationales et diminuerait sérieusement le processus de décision en cours ». Quelles informations sensibles y a-t-il donc dans cet ancien mandat? Des informations sur les coûts et bénéfices de ces accords bilatéraux? Des lignes rouges qui auraient été retirées du nouveau mandat?
La manne des frontaliers, éléphant dans la salle
Une exigence est en tout cas désormais explicite : le versement par la Suisse d’une contribution financière « régulière, agréée mutuellement et juste » au budget de l’Union en contrepartie de l’accès dérogatoire, élargi, de la Suisse au marché européen.
Que la Commission propose de donner un prix à cet accès, en principe uniquement fondé sur le respect des règles, en dit long sur le stress budgétaire de l’Union. Ses besoins ont explosé depuis la pandémie du Covid en 2020 et l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 auxquelles elle a réagi par des lignes de crédit supplémentaires de centaines de milliards d’euros.
Aucun chiffre ne circule. Mais le parlement suisse a déjà fait savoir qu’il se réservait d’apprécier la proportionnalité du paiement aux avantages attendus.
Cette future “contribution” n’épuise pas le sujet du bilan financier de cette relation bilatérale.
Le solde net des prestations chômage payés par l’Unédic pour sécuriser cette main d’oeuvre flexible équivaut à plus de 6 milliards d’euros de subventions à l’économie suisse depuis 10 ans.
La libre circulation, qui a fait exploser le nombre de travailleurs frontaliers, coûte une fortune aux comptes sociaux français, comme raconté ICI. Le solde net des prestations chômage payées par l’Unédic pour sécuriser cette main d’oeuvre flexible équivaut à plus de 6 milliards d’euros de subventions à l’économie suisse depuis 10 ans. Véritable éléphant dans la salle des négociations UE-Suisse, cette manne n’est pas mentionnée dans le mandat, mais elle sera forcément discutée dans le cadre de la révision de l’accord sur la libre circulation. La contribution suisse sera-t-elle négociée au prix de son maintien?
Opposée à l’Accord cadre ou institutionnel abandonné en 2021 et grande gagnante de ce régime de couverture sociale, l’Union syndicale suisse, dont la gestion n’est pas d’une transparence légendaire, soutient le nouveau mandat mais n’a pas baissé la garde. Elle a déjà annoncé vouloir peser dans les négociations à venir, au nom de “la protection des salaires et des services publics”.
Côté européen, les intérêts des Etats membres divergent. Le Luxembourg, à l’instar de la Suisse, y gagne : plus de 100 millions d’euros par an grâce à l’ “importation” de main d’oeuvre française, toujours en raison de prestations payées par l’Unédic, alors que les cotisations sont collectées par les organismes sociaux luxembourgeois. L’Allemagne, dont le solde de frontaliers est quasiment équilibré, est indifférente au sujet. Lancée en 2016, la tentative de réforme de ces règles de coordination des régimes de sécurité sociale, qui visent à faciliter la mobilité de la main d’oeuvre, est, logiquement, enlisée.

Dans le passé, plusieurs pays de l’Union ont négocié des exemptions directement avec la Suisse, comme le permet l’article 16 du règlement 883/2004. Ils ont pris garde de faire inscrire leur maintien dans le nouveau mandat.
Côté français, le gouvernement s’est refusé à faire usage de cette possibilité, en dépit de ce qu’avait suggéré en 2022 les députés, sur l’initiative de l’ancienne élue Renaissance de Haute-Savoie Marion Lenne.
Il faut dire que le canton de Genève verse des sommes considérables aux communes françaises frontalières sous prétexte de financement des infrastructures, ce qui crée un conflit d’intérêt dans le chef des autorités françaises.
Quand Le Maire faisait de la diplomatie parallèle
Ces dernières années, la position française intégrait encore d’autres paramètres. Paramètres qui pourraient expliquer l’enlisement du précédent cycle de discussions avec la Suisse.
Le site Die Republik et la télévision publique germanophone SRF ont en effet révélé l’an dernier que le ministre français de l’économie et des finances Bruno Le Maire était allé jusqu’à formuler par écrit, en juin 2021, une offre secrète de “contreparties” à l’achat par la Suisse d’avions de chasse Rafale de Dassault pour 35 milliards d’euros.
L’offre consistait en des transferts fiscaux à hauteur de plusieurs milliards pour huit cantons suisses, ainsi que la promesse que “la France soutiendrait à l'avenir la Suisse dans tous les dossiers de politique européenne”, comme raconté ici. Une offre “historique”, aurait écrit le ministre français aux conseillers fédéraux. Quelques jours plus tard, ces derniers décidaient néanmoins de porter leur choix sur des appareils américains Lockheed Martin.
Sujet de la SRF diffusé le 8 juillet 2022 :
Les stupéfiantes révélations de la SRF, qui assure avoir vérifié l’information auprès de quatre sources différentes, font peser un lourd soupçon sur la loyauté française vis-à-vis des autres Etats membres. Mais elles n’ont suscité aucune réaction publique en Europe.
Depuis mars 2022, le Parlement européen a été “informé des discussions exploratoires”, indique aujourd’hui la Commission. Compétente au fond, sa commission des Affaires étrangères ne devrait cependant pas désigner de rapporteur d’ici la fin de ses travaux, fin avril, pour cause d’élection en juin, selon une source parlementaire. Il n’y aura donc probablement pas de débat public en dépit du fait que le Parlement soit saisi du mandat dans le cadre d’une “procédure de consentement”.
Le 9 février, le « Monsieur Suisse » de l’assemblée européenne, le député allemand Andreas Schwab (CDU/PPE), président de la délégation pour les relations avec la Suisse et la Norvège, s’est rendu à Berne avec un groupe d’élus européens pour une rencontre amicale avec leurs homologues du parlement fédéral. Il n’a rien déclaré. Le centriste Christophe Grudler (Modem/Renaissance), qui était du voyage, a tweeté : “Pleinement mobilisé pour que ces négociations aboutissent rapidement, et facilitent la vie des citoyens Européens et Suisses !” Autant dire que le train est lancé.
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La complexité du “dossier Suisse”, où compétences européenne et nationale, sujets réglementaires, sociaux, fiscaux et commerciaux s’entremêlent, ne rendra pas la tâche facile au binôme de sénateurs français chargés de mettre à plat les enjeux de la négociation. L’Assemblée nationale indique ne pas avoir encore tranché si elle s’en saisirait. Ce que le gouvernement de Gabriel Attal et l’Elysée en feront est encore une autre histoire.
Une chose est sûre : entre la Suisse et les Etats membres, c’est aussi, et peut-être surtout, une négociation financière qui ne dit pas son nom et dont les conséquences s’étendent aux Etats voisins qui est engagée.
Le cabinet du ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire a été contacté.

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