Les milliards de l'Unédic évaporés en... Suisse
Quoique documentés depuis des années, les transferts financiers massifs de l'assurance chômage française vers la Suisse se poursuivent.
Dans les années 1970, sous le toit des fermes de moyenne altitude de la vallée de l’Arve, on pouvait encore, avec un peu de chance, tomber sur de petits ateliers d’horlogerie. Enfants, il nous arrivait de nous y glisser, dans la grange, où de minuscules roues crénelées, des lamelles métalliques flexibles de quelques millimètres de large, des pinces et autres outils bizarres reposaient encore sur un lourd établi de bois. Pendant plus d’un siècle, les patrons installés le long de l’Arve, entre Cluses et Genève, où la rivière se jette dans le Rhône, ont trouvé auprès des paysans une force de travail flexible prête à s’user les yeux sur ces délicats mécanismes pendant les longs hivers (1).

La sous-traitance à domicile s’est éteinte pendant les Trente Glorieuses. Mais l’attraction exercée par la prospère métropole genevoise sur la main-d’oeuvre frontalière, son appétit de force de travail industrieuse et flexible ont persisté. Ils n’ont même jamais été aussi grands.
L’an dernier, les entreprises des cantons de Genève et de Vaud (Lausanne) employaient environ 150 000 salariés frontaliers qui habitaient côté français, principalement sur la rive Sud du Lac Léman, à Annemasse, Thonon, ou bien, plus à l’Ouest, dans le pays de Gex (Ain). En Haute-Savoie, environ un actif sur quatre travaillerait donc en Suisse. En 30 ans, le nombre des frontaliers suisses (résidents en France) a été multiplié par trois. Les secteurs concernés : santé, bâtiment, restauration et, bien sûr, horlogerie et décolletage… suisses.
L’assurance chômage des travailleurs frontaliers suisses a accumulé, depuis 2012, un déficit cumulé de plus de 5 milliards d’euros, soit environ 10% de la dette de l’Unédic.
Mais, de même que jadis la pluri-activité des paysans-horlogers payés à la tâche exigeait une très solide organisation familiale pour parer aux aléas, le salariat frontalier moderne a un coût. En 2023, ce n’est plus la famille mais l’assurance sociale qui règle la facture, et joue le rôle de tampon de sécurité.
Selon les chiffres de l’Unédic que nous avons pu nous procurer, le régime d’assurance chômage des frontaliers a accusé en 2022 un déficit de 535 millions d’euros. Et, encore, 2022 était une année “moyenne” par rapport à la période Covid.

Depuis l’entrée en vigueur des règles actuelles d’indemnisation des frontaliers, le déficit cumulé s’est élevé à plus de 5 milliards d’euros, soit environ 10% de la dette de l’Unédic.
En moyenne, l’Unédic dépense 12 000 à 13 000 euros par an pour chaque “frontalier suisse” indemnisé (de quelques jours à une année), selon une note publiée en 2021. L’allocation mensuelle se situe autour de 2600 euros par mois (2) au cours des cinq dernières années, alors que la moyenne nationale mensuelle plafonne à 1000 euros.
L’allocation mensuelle se situe, selon l’Unédic, autour de 2600 euros par mois au cours des cinq dernières années, alors que la moyenne nationale mensuelle plafonne à 1000 euros.
Toutes proportions gardées, c’est aussi cher que le régime tant décrié des intermittents du spectacle qui coûte un peu plus d’un milliard d’euros par an pour 100000 allocataires. A une grosse différence près.
Avec les intermittents, il s’agit d’une subvention de la collectivité à la “production culturelle française”. Dans le cas des frontaliers, on a à faire à une subvention pure et simple à l’économie suisse, qui ne se caractérise pas spécialement par son indigence (3).
Les mystères d’un système asymétrique
Le déficit du “régime des frontaliers” est connu, documenté, mesuré, dans une étrange indifférence.
Sa cause est très simple. En vertu d’un règlement européen de 2004, le fameux #883 (d’application depuis 2010 dans l’UE et 2012 en Suisse dans le cadre de l’accord sur “la libre circulation”), les travailleurs frontaliers cotisent à l’assurance chômage là où ils travaillent (et où leur employeur cotise également), mais ils sont assurés et indemnisés là où ils résident.
L’Union européenne a prévu que le pays de travail “compense” les frais du pays de résidence à concurrence de 3 ou 5 mois d’indemnisation. Tant que les échanges transfrontaliers sont à peu près équilibrés, cela peut fonctionner et cela simplifie les choses.
Mais avec la Suisse, c’est différent. Les salaires dans la Confédération sont très supérieurs, souvent le double, et le coût de la vie y est plus élevé (3). Pour 220000 Français qui travaillent en Suisse, il n’y a pas trace de résident suisse travaillant (et cotisant) en France (ou presque).
Le compte n’y est pas. Une réforme est en discussion depuis 2016 à Bruxelles. Elle est bloquée.
Beaucoup ont averti et s’en sont lamenté.
Avertissements à répétition
Septembre 2016. L’Unédic agite le drapeau rouge et organise une conférence de presse. “Le solde de l’indemnisation chômage des frontaliers se détériore”, tweete-t-elle. 600 millions € en 2015, dont plus de 400 pour la Suisse.
Mai 2018. Le patron de la délégation patronale et vice-président de l’Unédic, Eric Le Jaouen, déclare au site la Tribune qu’une des explications de la dette de l’Unédic est “l’indemnisation des frontaliers” laquelle “génère un manque à gagner de 600 à 800 millions d’euros chaque année”. Il la quitte le conseil d’administration de l’Unédic en 2022 après l’avoir présidée pendant 2 ans.
Avril 2019. La députée Marion Lenne (Renaissance, Haute-Savoie) pointe à l’Assemblée Nationale les “173000” frontaliers suisses. Ils sont aujourd’hui 50 000 de plus. Elle parle de la réforme européenne lancée en 2016, évoque '“l’accord cadre institutionnel” avec la Suisse (on y reviendra) et interroge Muriel Pénicaud, ministre du travail. Mais l’ancienne DG adjointe de Dassault botte en touche tout en reconnaissant que “l’assurance chômage des frontaliers pèse très fortement sur l’Unédic”.
Marion Lenne rappelle que la Suisse a encaissé sans retrocession les cotisations des frontaliers entre 2006 et 2012. Elle quittera peu après le groupe Renaissance à l’Assemblée, en raison d’un différend sur l’Aide médicale d’Etat (AME). Elle ne sera pas candidate aux élections législatives de 2022.
La député Marion Lenne interroge la ministre du travail Muriel Pénicaud à l’Assemblée nationale en 2019 (source : capture vidéo du compte facebook de la député, 2/4/2019)
Novembre 2022. L’économiste Philippe Azkenazy signe une tribune dans le quotidien Le Monde (qui ne s’est pas pour autant intéressé à la question) sous le titre univoque : “Avec le régime actuel d’assurance-chômage des travailleurs frontaliers, les entreprises françaises subventionnent de fait des employeurs étrangers”. Il se basait sur les chiffres de 2020. L’écart entre la masse des prestations versées et les remboursements demandés à la Suisse atteignait alors 667 millions d’euros. Nets. Rien ne se passe.
Pour donner une idée de l’ampleur de cette incroyable subvention à l’économie suisse, rappelons que le Conseil fédéral suisse monnaye son accès dérogatoire (car dépourvu de contrôle de la Cour de justice de l’UE) au marché unique contre un dérisoire “milliard de la cohésion” (en fait 1,3), un soutien millimétré au développement des nouveaux Etats membres de l’Union, dont il étale le versement sur… dix ans. Dix.
Un demi-milliard par an contre un milliard en 10 ans.
Pourquoi? Pourquoi la France consent-elle à un telle saignée dans les comptes de son assurance chômage, alors que les gouvernements successifs n’ont de cesse de le réformer, épris qu’ils sont de son “équilibre financier” ?
(1) Voir les travaux de l’historien Pierre Judet, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble.
(2) L’indemnisation chômage des frontaliers, 3 décembre 2021, Analyses, Unédic, Adrien Calas
(3) Le PIB/habitant suisse en parité de pouvoir d’achat était de 83000 USD en 2022, contre 55000 en France, soit 50% de plus, hors, donc, différence du coût de la vie.
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