Des frontaliers, des Rafale et beaucoup, beaucoup de questions
Le "deal" à plusieurs milliards offert en 2021 par Bruno Le Maire à la Suisse dans l’espoir qu'elle s’équipe en avions militaires Rafale est loin d’avoir livré tous ses secrets.
Le 8 juillet 2022, la télévision publique suisse germanophone publiait une information bizarrement peu reprise dans le reste de l’Europe. Selon la SRF, le ministre français de l’Economie et des finances Bruno Le Maire s’est engagé par écrit, en 2021, à prodiguer à la Suisse différents avantages politiques et financiers, en contrepartie de la commande de 35 avions de combat Rafale produits par le groupe Dassault.
Il promettait de renoncer au total à plus de 3 milliards € d’impôt sur le revenu perçu auprès des travailleurs frontaliers, mais aussi de soutenir la Suisse à Bruxelles dans les multiples dossiers qui occupent depuis des années les instances européennes. Tout cela aux termes d’un pacte secret, le courrier de Bruno Le Maire étant classé confidentiel côté suisse et n’ayant jamais été publié ni commenté côté français.
“Quatre sources indépendantes ont confirmé à la SRF avoir vu ce document”, écrit alors le chef du bureau bernois de la chaîne.

Ces révélations firent un certain bruit côté suisse, où l’on avait débattu pendant des années de l’opportunité d’équiper l’armée en nouveaux avions de combat, à coup de votations, de motions parlementaires, d’aller-retour entre le Conseil fédéral, le Conseil des Etats et l’Assemblée fédérale. Cinq années s’étaient écoulées depuis la relance des travaux d’évaluation sur l’achat d’avions de combat en remplacement des F/A 18 Hornet d’Armasuisse.
Pour convaincre une population peu enthousiaste à l’idée de dépenser 6 milliards de francs suisses d’argent public en gros oiseaux métalliques (la plus grosse commande d’armement jamais passée par ce pays neutre), le Conseil fédéral [exécutif collégial de la Confédération] avait promis à ses concitoyens la plus grande clarté.
Le gouvernement français a bel et bien fait le lien entre le traitement des travailleurs frontaliers, d’une part, et l’exportation d’avions de combat de Dassault en Suisse, de l’autre, selon la RSF et Die Republik.
La cheffe du Département de la Défense et vice-présidente du Conseil fédéral Viola Amherd avait juré de ne se baser que sur des critères techniques et sur le prix pour choisir entre les 4 industriels encore en lice dans les dernières années de cette compétition lancée en 2016 : Lockheed Martin (Etats-Unis), Boeing (Etats-Unis), Eurofighter (Royaume-Uni, Allemagne, Italie et Espagne) et Dassault (France).
Si la Suisse demandait bien, comme elle le fait toujours après moulte débats, pour ce type de grand contrat, des “compensations économiques” à hauteur de 60% de la commande, généralement sous la forme de marchés à l’export pour leurs entreprises, il était convenu qu’aucun paramètre politique ne devait entrer en ligne de compte. Et surtout pas un pacte secret passé avec telle ou telle capitale.
“Le Maire a fourni la confirmation demandée par Maurer - avec deux promesses”. (SRF)
Et voilà donc que la SRF, immédiatement reprise par sa petite sœur francophone, la RTS, révélait que le conseiller fédéral aux Finances (et ancien président de la Confédération) Ueli Maurer avait négocié pied à pied avec son homologue français des accords politiques, amenant Viola Amherd à immédiatement l’accuser, ainsi qu’Ignazio Cassis (conseiller fédéral aux affaires étrangères), d’avoir agi à son insu.
A lire la teneur de ces accords secrets négociés par Ueli Maurer, ce qui surprend, c’est que leur révélation n’ait pas fait plus de bruit de ce côté-ci de la frontière. Le courrier adressé par Le Maire à son homologue en date du 23 juin 2021 établit notamment que le gouvernement français a bel et bien fait le lien entre le traitement des travailleurs frontaliers (qui, avec toutes ses dimensions : politique, fiscale et sociale, est un levier de négociation), d’une part, et l’exportation d’avions de combat de Dassault en Suisse, de l’autre.
Selon Philippe Burckhardt, “Le Maire a fourni la confirmation demandée par Maurer - avec deux promesses : d'une part, la France s'est montrée prête à reverser une part plus importante des recettes fiscales provenant des salaires des frontaliers à huit cantons suisses”. Gain estimé par le Département des Finances : 3,5 milliards de francs sur dix ans, soit une perte sèche équivalente pour les caisses de l’Etat français. Aux termes d’une convention fiscale bilatérale de 1966, les cantons suisses où travaillent les frontaliers reversent une partie importante de ces recettes à l’Etat français. L’impact financier des amendements successifs à cet accord fait l’objet d’une publicité pour le moins limitée.

Encore plus stupéfiant, le ministre français proposait un pacte diplomatique faustien.
“Deuxièmement, Le Maire a assuré au Conseil fédéral que la France soutiendrait à l'avenir la Suisse dans tous les dossiers de politique européenne”, écrit M. Burckhardt. Une ligne indéfendable publiquement dans les enceintes bruxelloises, Berne étant depuis des années dans un bras de fer avec l’Union européenne pour régulariser son accès largement dérogatoire au marché intérieur.
Quelques mois avant la SRF, le média d'investigation suisse germanophone Die Republik avait révélé ce deal secret dans une longue enquête intitulée "Der geplatzte Deal mit Paris". Sous la plume de Priscilla Imboden, on y découvre l'intense activité diplomatique des premiers mois de 2021.
Florence Parly, alors ministre de la Défense, se rend à Berne en mars, où elle fait explicitement la promotion du Rafale et reçoit des signaux très positifs. Une semaine plus tard, c’est au tour de Bruno Le Maire d’y venir. Il dîne avec le président de la Confédération Guy Parmelin (ce qui laisse penser qu’il est mandaté par le président de la République), son homologue, le conseiller fédéral en charge des finances Ueli Maurer, et deux conseillères d’Etat, respectivement en charge des questions financières internationales et de l’économie.
Pendant ce temps, l'ambassadeur suisse en France, Roberto Balzaretti, l'un des meilleurs connaisseurs des négociations entre l'UE et la Suisse, ancien ambassadeur à Bruxelles et secrétaire d'Etat à Berne, "échange régulièrement avec l'Elysée", selon Die Republik.
Le 14 juin 2021, Bruno Le Maire s’entretient par téléphone avec Ueli Maurer. Le 17, Ignazio Cassis rencontre à Paris son homologue, le ministre des Affaires étrangères et de l’Europe Jean-Yves Le Drian. Quelques jours avant un nouvel entretien téléphonique entre le président Guy Parmelin et Emmanuel Macron, nous apprend Die Republik, qui assure que c’était le troisième en quelques mois.
Les contacts entre gouvernements français et suisse au sujet du Rafale avaient été si intenses que le jour même de l'annonce du choix du F-35 de Loockheed Martin, Livia Leu, secrétaire d'Etat suisse en charge du dossier européen, s'envola en avion officiel pour Paris pour rencontrer son homologue Clément Beaune.
Le journaliste de BFMTV spécialiste des questions de défense Pascal Samama les reprend sur le site de la chaîne info. « La Suisse a perdu beaucoup en perdant » ce qu'il appelle « un sous-contrat à plus de 3 milliards d'euros », sous la forme de recettes fiscales au bénéfice des cantons suisses. L'information n'est pas reprise par d’autres media en France.
Comme on le sait, les manœuvres de Paris avaient en effet échoué. Moins d'une semaine après avoir reçu la promesse signée de Bruno Le Maire dont parle la SRF, le Conseil fédéral annonçait le 30 juin 2021 qu'il optait pour les F-35 A du groupe américain Lockheed Martin. Officiellement pour des raisons de prix et techniques.
Mais les contacts entre gouvernements français et suisse au sujet du Rafale avaient été si intenses que le jour même de l'annonce du choix du F-35, Livia Leu, la secrétaire d'Etat suisse aux affaires étrangères, en charge du dossier européen, s'envola en avion officiel pour Paris, afin de s'entretenir de vive voix avec son homologue le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune, homme clé du président Macron à Bruxelles. Toujours selon Priscilla Imboden.
S'agissait-il de s’expliquer ? De tenter de limiter les dégâts ? De proposer un autre deal à Paris afin de préserver tout ou partie de ce qu'avait proposé le gouvernement français ? On n'en sait rien. Mais le fait que Livia Leu prenne la peine de se déplacer signale à tout le moins de forts enjeu et besoin de confidentialité.
Clément Beaune joue alors la fermeté. "Décidément, la Suisse fait le choix de tourner le dos à l'Europe", dit-il.
Ce coup de poignard dans le dos sera suivi d'une longue fâcherie diplomatique. Les contacts et déplacements sont pratiquement gelés pendant près de deux ans. Le réchauffement ne viendra qu'à l'approche de la visite officielle en Suisse du président de la République, en novembre dernier. Visite précédée par une série de rencontres bilatérales notamment de Bruno Le Maire et Gérald Darmanin avec leur homologue respectif.

En Suisse, après les révélations de Die Republik et de la SRF, quelques journalistes se sont demandé pourquoi leur pays avait renoncé à un avantage de 3 milliards d’euros en préférant des appareils américains. C’était de bonne guerre, de leur point de vue.
La question n’est toujours pas éclaircie à ce jour, le rapport d’évaluation des offres restant confidentiel. Tout comme la lettre de Bruno Le Maire, qui n’a jamais démenti son existence.
Du point de vue européen et français, ce deal pose beaucoup, beaucoup d’autres questions, sans réponse à ce jour.
Sur ces sous-accords eux-mêmes
Pourquoi Bruno Le Maire, et derrière lui, le président de la République, étaient-ils prêts à passer de tels sous-accords d’une valeur de plusieurs milliards d’euros aux frais des contribuables ? Le deal comprenait-il des rétrocommissions? Si oui, au bénéfice de qui ?
Sur leur impact européen
Qu’ont discuté concrètement Ueli Maurer et Bruno Le Maire en termes de « soutien » français à la Suisse dans les dossiers européens lors de leurs multiples entretiens ? Que pouvait-il vraiment promettre sur un dossier aussi multilatéral où les discussions entre Etats membres et avec la Commission se poursuivent depuis des années ?
Quelle incidence a eu cette débauche d’efforts du gouvernement français à l’appui de Dassault sur le reste de la politique suisse de l’Union européenne ?
Rappelons que pendant toute la période d’examen des offres des industriels, la Suisse était dans une négociation complexe et secrète avec l’UE sur la finalisation puis la ratification d’un « accord-cadre » dont l’UE avait fait une question de principe. Il s’agissait notamment d’accepter une forme d’autorité des juges de la Cour de Luxembourg sur la mise en œuvre des principaux accords bilatéraux UE-Suisse.
En acceptant de discuter d’un soutien à la Suisse « dans tous les dossiers de politique européenne », et ceci aux termes d’un pacte secret, la France a-t-elle biaisé toute la négociation en neutralisant l’unité européenne présumée négocier en bloc, et l’action de la Commission européenne ?
La coïncidence des dates laisse en tout cas songeur. Car le Conseil fédéral annonce en mai 2021 qu’il rejette l’accord institutionnel ou accord-cadre qui était en négociation depuis 2013 (et conclu depuis fin 2018), au moment même où s’intensifient les contacts à tous les niveaux avec la France (affaires étrangères, défense, économie et présidence de la République) qui débouchent sur cette lettre à Ueli Maurer.
Le Conseil fédéral a-t-il agi pour obtenir quelque chose de précis des Français, dans le dos des autres Européens ? Si oui, quoi ? Le rejet de l’accord institutionnel était-il un dernier coup de butoir suisse en vue d’obtenir plus que ce que permettait le mandat donné à la Commission par le Conseil des vingt-sept chefs d’Etat de l’Union pour la négociation de cet accord-cadre ?
Et surtout l’attitude française a-t-elle contribué à retenir la ratification par la Suisse de l’accord-cadre, afin de ménager les marges de négociation de Paris dans le contrat des avions de combat?
Sur leur périmètre
Les dernières offres faites par Bruno Le Maire n'ont pas suffi à emporter la décision du conseil fédéral qui tranche le 30 juin 2021 pour le F-35 américain.
Mais étaient-elles pour autant les premières ? Autrement dit, à partir de quand le gouvernement et le président français ont-ils mis leur poids dans la balance pour convaincre le Conseil fédéral de choisir Dassault, sachant que les travaux préparatoires pour l'évaluation d'un achat d'avions de combat avaient repris en Suisse dès 2016, à la suite de l’échec de l’achat des Gripen suédois en 2014 ?
Par exemple, le gouvernement français a-t-il, sous la présidence Macron, sacrifié les négociations sur la révision du règlement 883/2004 qui génère des centaines de millions d’euros de subvention aux entreprises suisses chaque année, comme raconté ici, afin de ne pas compromettre les chances de son champion industriel ? Ceci, aux dépends des cotisants et de l’assurance chômage français.
Si l’Elysée et le gouvernement avaient voulu se servir de l’épée de Damoclès d’une révision des règles d’indemnisation chômage des frontaliers, le déroulement des négociations n’aurait pas pu mieux servir leurs desseins.
On se souvient de la sonnette d’alarme tirée par Cornelia Lüthi, sous-directrice du secrétariat d’Etat aux migrations suisses, après une réunion à Bruxelles le 18 juin 2018, qui déclare que la réforme proposée par Bruxelles visant à mettre à la charge du pays d’emploi l’indemnisation des travailleurs frontaliers coûterait « des centaines de millions de francs » à son pays.
A l’époque, les Européens sont sur le point d’engager la négociation sur une bonne voie. Le 21 juin 2018, les ministres du travail et des affaires sociales des Vingt-Sept s’entendent sur un mandat de négociation avec le Parlement. La pression sur la Suisse est donc maximale.
Mais par la suite, le travail législatif va suivre un chemin erratique.
On s’étonne du peu de résultat obtenu par Paris dans cette négociation certes difficile (il faut une majorité qualifiée), mais dont la France se retient de souligner l’enjeu financier. On parle quand même d’un demi-milliard d’euros de perte sèche par an pour l’Unédic rien qu’avec les frontaliers suisses. Une donnée qui n’est jamais évoquée spontanément par Muriel Pénicaud, Elisabeth Borne ou Olivier Dussopt, les ministres du travail de la présidence d’Emmanuel Macron qui ont été successivement en charge du dossier.
Autre fait mystérieux: quand, le 1er janvier 2022, la France prend pour six mois la présidence du Conseil de l’UE (ce qui ne se présente que tous les 13 ans) et donc la maîtrise de l’agenda européen, elle ne met pas la réforme du règlement 883/2004 au nombre de ses priorités. Pourtant, en décembre 2021, un nouvel espoir avait ressurgi avec un début de nouveau compromis entre Etats membres.
Le gouvernement sait alors parfaitement ce que coûte à la France (et rapporte à la Suisse) cette non-réforme. L’Unédic a annoncé un nouveau déficit majeur du régime des frontaliers dans un document très précis qui montre l’ampleur du recours au chômage par les plus de 200 000 frontaliers français travaillant en Suisse.

Dans ces circonstances, la menace explicitée en 2018 par Cornelia Lüthi en cas de transfert de l’indemnisation de la France à la Suisse continuera de planer tout au long de ces années, sans jamais se matérialiser. Jusqu’à aujourd’hui.
Fin 2022, selon les données publiées la semaine dernière par le CLEISS, le déficit cumulé pour l’Unédic, depuis l’entrée en vigueur du règlement 883/2004 en 2013, du régime des frontaliers suisses dépassait 5 milliards €.
Etait-ce, là encore, une arme de négociation en faveur de Dassault, à la main de Paris?
Sur ce qu’il a pu rester de ce “deal” entre Le Maire et Maurer après la décision de commander des F-35 américains
L’annonce du 30 juin 2021 jette un froid à Paris. Mais l’histoire de la commande des avions de combat continue de s’écrire côté suisse.
Deux mois plus tard, une « initiative » populaire, sorte de pétition destinée à déboucher sur l’organisation d’un référendum, est lancée sous l’appellation « Stop F-35 ». Elle vise à faire annuler par un vote populaire la décision du Conseil fédéral en faveur des F-35 en ciblant spécifiquement les caractéristiques techniques de l’avion Lockheed Martin.
Il reste donc alors une "chance" pour les opposants à cette méga-commande de gagner la partie, comme l'avaient déjà fait les opposants à l'achat des Gripen en 2014, pour le plus grand bonheur de Dassault qui avait alors repris espoir de fournir la Suisse.
L’initiative populaire sera finalement torpillée par le Département fédéral à la Défense et le contrat entre Armasuisse et Lockheed Martin officiellement signé en septembre 2022, comme le raconte dans La Tribune le journaliste très proche de l’industrie de défense française Michel Cabirol.
Fin août, le doute planait encore. Dans ces conditions, jusqu’à quand les tractations entre Paris et Berne et de possibles manoeuvres de Dassault ont-elles bien pu durer?
***
Restent en définitive trois certitudes.
D’abord, pour tenter de faire vendre à Dassault une trentaine de Rafale, le gouvernement français a, sauf à ce que la SRF ait été manipulée, brisé deux tabous : celui de l’unité et de la loyauté européennes sur le dossier suisse, et celui de la défense des intérêts de ses contribuables, a minima.
Ensuite, la lettre restant secrète, elle ne peut être publiquement invoquée par les parties.
Ni par Paris, qui devrait alors avouer sa trahison de ses partenaires européens, pour dire le moins. Ni, surtout, par Berne, car elle dément le pacte sur lequel repose l’achat de ces avions, à savoir l’absence de deal politique promis au nom de la sacro-sainte démocratie directe suisse.
Enfin, les relations UE-Suisse sont à nouveau au beau fixe depuis la visite officielle d’Emmanuel Macron à Berne, Lausanne et Genève en novembre. De quoi envisager d’autres “deals” ?
Au final, comme dans tout jeu diplomatique qui se respecte, ce deal n’aura été qu’un épisode du bras de fer qui réunit depuis des décennies la Suisse et ses voisins. Une démonstration, en somme, de Realpolitik. Jusqu’à ce qu’il soit rendu public.
Contacté au sujet des révélations de Die Republik, le cabinet du ministre de l’Economie Bruno Le Maire n'a pas réagi. Celui du ministre du Travail Olivier Dussopt n'a pas répondu aux questions sur les actuels arrangements concernant les frontaliers et sur les négociations européennes les concernant, lesquelles se poursuivent.
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