De grâce, pas Aquilino Morelle!
Confortablement à l'abri à l'inspection générale des affaires sociales, l'ancien conseiller de Lionel Jospin et de François Hollande parle d'Europe... et nous enfume.
A-t-on le droit, en France, de raconter n’importe quoi en public sous prétexte qu’on a été le conseiller d’un président de la République (et qu’on a des chaussures bien cirées)?

Au directeur du Télégramme et président de la chaîne régionale Tébéo Hubert Coudurier, qui lui faisait remarquer que les règles de déficit et de dette de l’union monétaire avaient été un moyen de discipliner les finances publiques françaises, Aquilino Morelle a récemment répondu : « Est-ce qu’aujourd’hui, la France respecte les critères de Maastricht ? Non, elle ne les a jamais respectés…. D’abord il n’y a aucun pays qui respecte les critères de Maastricht ».
« Aucun pays » ? Sérieusement?
En 2022, sur les 19 pays de la zone euro, 8 respectaient le critère de 60% de PIB de dette maximum et 14 respectaient le critère de maximum 3% de déficit, selon les dernières statistiques disponibles communiquées à l’occasion des prévisions économiques d’automne de la Commission (cf sous cet article).
Sept d’entre eux étaient dans les deux groupes, c’est-à-dire qu’ils respectaient les deux critères à la fois ou presque, s’agissant de l’Allemagne, dont la dette approche des 60% (elle est à 66%) du PIB. Parmi ces pays, il y a quelques petites économies, comme des pays baltes, Malte ou la Slovaquie, mais aussi les Pays-Bas, l’Irlande et, donc, l’Allemagne.
Bref ! Aquilino Morelle nous enfume. Tranquillement, sans contradiction.
Aquilino Morelle fait partie de ces personnalités connues pour avoir fréquenté les allées du pouvoir, dont raffolent les programmateurs de radio ou télévision. Depuis qu’il a publié fin 2023 un nouveau livre, “La parabole des aveugles », où, à quelques mois des élections européennes, il annonce “Marine Le Pen aux portes du pouvoir”, il est donc en tournée de promotion.
Aquilino Morelle a le droit de dire que l’Europe ne marche pas bien, qu’elle est la cause du vote Rassemblement national, et que bien des malheurs de la France viennent du fait qu’ « en mars 1983, sans le dire à personne, sans consulter qui que ce soit et en décalage complet avec son programme et les 110 propositions, François Mitterrand décide qu’il va escamoter le socialisme et faire surgir l’européisme, ce grand dessein au nom duquel tout doit plier ».
Cela aurait pu être le début d’une discussion sur ce qui s’est passé pendant les 40 années qui ont suivi. Hélas, Aquilino Morelle manque de biscuits, comme on dit dans le journalisme. Tout prolixe qu’il est sur les sujets européens, il n’a pas du ouvrir de rapport sur la zone euro depuis un moment, s’il l’a jamais fait.
Il est surtout connu en France pour avoir été le conseiller politique du président François Hollande. Ou, plus précisément, pour avoir démissionné de son poste à l’Elysée en avril 2014, après qu’il a été révélé qu’il avait presté pour un laboratoire pharmaceutique quelques années plus tôt, tout en exerçant sa mission d’inspecteur général des affaires sociales. Soupçonné de conflit d’intérêt, qu’il démentit, il préféra partir. Qu’il eut aussi convié à l’Hôtel Marigny, qui jouxte le palais de l’Elysée, un cireur de chaussures pour y prendre soin de sa collection de souliers de luxe n’arrangeait pas son cas. François Hollande ne le retint pas. « J’ai accepté sa démission immédiatement », précisa le président à l’époque.
De ce passage à l’Elysée, Aquilino Morelle fit un livre où il dézinguait le parti socialiste (L’Abdication, 2017), suivi par un autre sous-titré : « Comment on a défait la France sans faire l’Europe ».
Pour autant, est-ce que son cas est suffisant pour balayer du revers de la main toute critique des règles budgétaires européennes ? Evidemment pas! Simplement il n’est ni le premier, ni le seul, ni, surtout, le mieux placé pour s’y coller.
Romano Prodi, ex-président de la Commission, a déjà dit que les règles du Pacte de stabilité étaient “stupides” dans le quotidien Le Monde, en 2002. Mais il avait aussi mis en garde contre le fait de les bazarder sans rien mettre de plus pertinent à la place. Il y a, de surcroît, une abondante littérature économique sur les failles de l’union monétaire. Mais Aquilino Morelle préfère inventer des chiffres qui n’existent pas plutôt que de s’inscrire dans un débat forcément complexe. Si on apprenait la macroéconomie à l’ENA (promotion Condorcet), cela se saurait.
Sa posture pose un autre problème.
Aquilino Morelle prétend faire partie de ces « éveillés » qui, à l’instar de Philippe de Villiers avec son livre « J’ai tiré sur le fil et tout est venu », aurait découvert que l’Europe n’avait pas été conçue, dans les années 1950, par de grands démocrates, qu’elle avait des sources idéologiques puisant dans l’anticonformisme de l’entre-deux-guerres, sources qu’ils partagent avec les technocrates actifs sous le régime de Vichy. Une époque où le parlementarisme n’avait pas bonne presse. L’historien Antonin Cohen a publié des choses définitives sur le sujet dès 20121.
Sur Sud Radio, cette fois-ci, armé de ses fiches, Aquilino Morelle était récemment à deux doigts de nous expliquer que l’européisme est un fascisme qui s’ignore.
Si Aquilino Morelle apprenait que l’un des deux premiers avocats généraux de la Cour de justice européenne, à Luxembourg, était un ancien maître des requêtes au Conseil d’Etat français dénommé Maurice Lagrange2 qui avait rédigé, sous l’occupation allemande, l’ignoble statut des juifs de France fin 1940, annoté de la main du maréchal Pétain, il ne s’en remettrait pas de joie, tellement cela lui semblerait conforter sa thèse.
S’il apprenait qu’à ses côtés, le premier juge à la même Cour (dont il onit probablement la jurisprudence fédéraliste) était l’économiste anti-keynésien, polytechnicien et juif Jacques Rueff, qui avait échappé audit statut grâce à un décret du maréchal Pétain, et sera, après avoir inventé un pan de la jurisprudence européenne sur la concurrence, le grand ordonnateur de la réforme monétaire du président De Gaulle, M. Morelle se dirait peut-être que les choses ne sont pas aussi simples qu’il voudrait nous le faire croire.
Aquilino Morelle a certes pour lui une certaine constance dans le discours. Ils sont rares, ceux qui ont, dès le traité de Maastricht (1992), ont alerté sur les problèmes démocratiques posés par l’intégration européenne.
Certes, la trajectoire que suit l’Europe pose question, comme raconté ici. Mais la France en est une partie, et pas n’importe laquelle. Et on ne sort pas facilement de soi-même, comme l’a montré le Brexit, cette interminable séparation du Royaume-Uni d’avec l’Union.
Quand, après avoir conseillé Lionel Jospin, Premier ministre, il a repris du service sous le président Hollande, ce dernier promettait de « changer l’Europe » et de combattre « mon ennemi, la finance ». Il avait même promis en 2012 qu’il ne ratifierait pas le Pacte budgétaire négocié en décembre 2011 par Nicolas Sarkozy. Mais Hollande n’était pas en poste depuis six mois que le Pacte était ratifié.
Pourquoi, alors, Aquilino Morelle a-t-il attendu que Mediapart révèle ses ménages pour mettre les voiles, en 2014 ? Est-ce que, s’inspirant d’Henri IV, Aquilino Morelle estimait que, tout compte fait, des chaussures bien cirées sous les ors de l’Hôtel Marigny valaient bien une « règle d’or » ? A-t-il, sachant qu’il aurait peut-être un peu de mal à retourner à l’Inspection Générale des Affaires Sociales envers laquelle il s’était montré déloyal, préféré regarder encore un peu le printemps en fleur briller sur ses pantoufles?
Désormais, assis derrière les micros qu’on veut bien lui tendre, M. Morelle propose de créer en France une grande coalition anti-Rassemblement national, ce qui rappelle furieusement la stratégie de l’actuel président de la République. Tout çà pour çà !
Serait-il donc, pour finir, devenu macroniste? On n’y comprend plus rien! En même temps, Aquilino Morelle a été nommé début 2023, par décret du Président de la République, pour 5 ans, “sur un emploi des services d'inspection générale ou de contrôle de groupe I”, à l’IGAS, donc, où il avait commencé sa carrière en sortant de l’ENA. Un poste qui, vue son ancienneté, lui assure certainement un confortable traitement, d’ici à ce qu’il ne puisse prendre sa retraite. Cela méritait bien un peu de gratitude.
Le problème avec Aquilino Morelle, ce n’est pas seulement Aquilino Morelle. C’est cette manie mortifère de vouloir avoir raison à tout prix et de consacrer l’essentiel de son temps à le faire savoir, tout en dédiant le reste à s’assurer d’être payé par l’Etat au nom d’on ne sait trop quel service rendu au public.
https://www.cairn.info/de-vichy-a-la-communaute-europeenne--9782130594727.htm
Précision ajoutée ex-post : ce paragraphe et le suivant sont tirés d’un mémoire de DEA sur la genèse de la Cour de justice (1953-1963), son personnel et sa jurisprudence, mené sous la direction de Bernard Lacroix à Paris-I en 1993-1994. S’agissant de l’action de M. Lagrange sous Vichy, l’information est parue dans le Monde en 1997 suite aux travaux de l’historien Olivier Baruch. (https://www.lemonde.fr/archives/article/1997/01/17/reunion-de-routine-sur-le-statut-des-juifs-a-vichy-en-decembre-1940_3740052_1819218.html)