Inversion
Le président Macron a transformé les élections européennes en élections nationales, et vice versa.
Il y a quelques années, un ami et confrère me disait qu’il invitait ses proches à voter aux élections européennes en leur expliquant que c’était l’élection qui comptait parce qu’il fallait penser à l’échelle européenne. Qu’en fait l’élection européenne était une élection nationale plus importante que celle des députés qui siègent à l’Assemblée. Je n’étais pas du tout d’accord mais renonçait, le connaissant, à le convaincre.
Pourtant, ce qui s’est passé ces derniers jours lui donne peut-être raison.
Je l’ai compris quand une autre relation, un ancien camarade d’études devenu professeur de sciences politiques, spécialiste de l’Union européenne, a annoncé qu’il était candidat aux législatives… en France. Une décision qui m’a prise de cours, ainsi que pas mal d’autres de ses proches.
Le président de la République a effectivement réussi à transformer l’élection européenne en élection nationale et vice versa.
Les Français ont voté le 9 juin pour envoyer un énorme contingent de députés RN au Parlement européen (30 sur 81 élus français). Qui a suivi cette campagne peut dire qu’il est difficile de contester que c’est un vote de protestation de ce qu’est l’Union.
Néanmoins, le président leur a dit : « Fuck off ! ». Puis il a fait comme si on s’était prononcé sur son gouvernement national. Comme si, en somme, les Français n’avaient pas du tout compris de quoi on parlait. Pour imposer sa lecture, qui est absurde, il oblige tout le monde à retourner voter presqu’immédiatement pour transformer en réalité son interprétation du scrutin du 9 juin.
La défaite électorale de Macron le 9 juin n’avait aucune conséquence jusqu’à… la décision de dissoudre.
Quand il dit « redonner la parole au peuple », il se moque du monde. On ne fait pas une campagne législative en deux semaines. Il ne peut pas y avoir, en deux semaines, mettons trois, de débat, mais seulement une surenchère démagogique et médiatique. Ce que confirment les programmes des uns et des autres qui multiplient les promesses délirantes. Nous sommes plongés, malgré nous, dans une hystérie.
Majorité au centre à Strasbourg
Comme la politique est devenue un métier, les politiciens, y compris les opposants du président de la République, ne peuvent pas dire : « Fuck you ! ». Donc ils s’exécutent et ils s’empressent de faire semblant de « donner (eux aussi) la parole au peuple ».
L’argument « danger de l’extrême droite » qui aurait été causé par la victoire du RN le 9 juin ne tient absolument pas. Il n’y avait aucune urgence. L’énorme délégation RN au Parlement européen (30 sur 81 Français) sera dissous dans la masse des 720 parlementaires. Les Allemands ont voté, le doigt sur la couture du pantalon, pour le centre-droit (CDU/CSU). Leur groupe, le PPE, malgré les piètres résultats de LR, qui en est membre, affiche une santé insolente et a plus de députés que sous l’ancienne mandature.
Ensemble, le PPE, les socialistes et Renew (où siègent les macronistes) gardent une large majorité. Et malgré de possibles défections, il n’y a aucun risque, mais aucun, pour que la nomination d’une présidente ou d’un président de la Commission centriste soit bloquée. Encore moins qu’il y a 5 ans.
Bref ! L’élection de députés RN au Parlement européen n’aura pratiquement aucune conséquence, sinon évidemment d’affaiblir l’influence française puisque leur groupe, ID, reste très minoritaire et marginalisé. Aucune conséquence jusqu’à… la décision de dissoudre et l’arrivée probable d’une majorité RN à l’Assemblée nationale. C’est l’élection des 30 juin et 7 juillet qui va mettre la garouille dans le jeu européen.
Emmanuel Macron ne punit pas seulement les Français, il fait payer au reste de l’Europe sa propre défaite et sa propre impopularité.
Il est tout à fait possible que la France reste ingouvernable pendant un certain temps, s’il n’y a pas de majorité et qu’on ne peut pas former de gouvernement. Ce sera un enfer, pour toute l’Europe.
Le RN au Conseil de l’Union
Mais faisons l’hypothèse que le RN soit en situation de former un gouvernement et qu’on aille à une cohabitation (et que le président de la République joue le jeu). Macron aura alors transformé une victoire au Parlement européen, en victoire au Conseil de l’Union (l’autre bras du pouvoir législatif européen), où siègeront donc les ministres issus de l’élection parlementaire du 30 juin et du 7 juillet en France et, dans une moindre mesure, dans l’enceinte des chefs d’Etat, le Conseil européen, où, en cas de cohabitation, on ne sait pas trop qui, du chef de l’Etat ou du chef de gouvernement français a le dernier mot.
En ce sens, l’affirmation de mon confrère est juste.
Là où notre désaccord persiste est qu’à mes yeux l’élection européenne est largement incomprise. Cette année, les milliers de professionnels chargés de faire la « pédagogie » de l’Europe, dans un exercice où les lignes de partage entre information et communication étaient totalement brouillées, se sont surpassés pour faire la publicité de ces suffrage et entonner « Allez Vote » ou « UseYourVote », dans le jargon.
Le Parlement européen n’a pas (vraiment) de pouvoir budgétaire: il ne lève pas d’impôt et ne détermine donc pas le niveau du budget de l’UE, il ne fait que modifier à la marge et au prix d’infinies négociations la répartition entre grands chapitres. Il ne choisit PAS l’exécutif. Et il n’a pas le pouvoir de proposer des lois. Un confrère britannique le qualifiait jadis de gigantic NGO (gigantesque ONG).
Entre parenthèses, ceux qui sont le mieux informés sur la réalité de ce qu’est l’Union, les Français inscrits sur les listes électorales à Bruxelles, ont massivement boudé les élections du 9 juin, preuve qu’ils se foutent royalement de donner leur avis sur ce qui leur assure à eux, fonctionnaires européens, lobbyistes, avocats spécialistes des sujets européens qui constituent le gros de la communauté française de Bruxelles, de faire partie des ultra-privilégiés. Ils ont été environ 40% à se rendre aux urnes. « Fuck le Parlement », disent en substance ces gras abstentionnistes, convaincus d’avoir raison quoiqu’il arrive, eux qui ont préféré leur BBQ ou leur weekend au soleil à la moiteur du hangar du Heysel où était (fort bien) organisée l’élection. Fin de la parenthèse.
Redonner la parole… aux marchés
Emmanuel Macron n’a pas les moyens de ses ambitions européennes, sauf à exercer une répression de l’Etat providence sans précédent.
J’ai expliqué ici le piège budgétaire et financier qui se refermera sur ceux qui exerceront le pouvoir cet été dans un pays qui affiche plus de 5% de PIB de déficit et a plus de 100% de dettes mais a délégué sa politique monétaire à la BCE.
Cependant, l’Union est une machine diplomatique. C’est un chewing-gum qu’on ne finit pas de mastiquer. Il y a toujours une marge de négociation. Il reste toujours un peu de temps. Es ist immer Zeit zu merkeln. Mais Emmanuel Macron semble cette fois-ci décider à l’ignorer.
Dans la tradition française la plus recuite, il a fait de l’Union une projection de la France, autrement dit de lui-même. Et toujours dans la même tradition, il se contrefout des failles démocratiques de l’Union et n’a aucunement le projet d’y remédier, que ce soit en faisant preuve de tact ou en affrontant les dures questions institutionnelles et fiscales qui, faute d’être abordées, sont en train de détruire les démocraties nationales pour faire exister à Bruxelles ce qui ressemble de plus en plus à un système impérial.
“Son utopie technocratique s’effondre”
Faute, donc, d’en avoir les moyens, il a décidé de se servir de la panique qui va inévitablement saisir les marchés financiers en cas de victoire du RN (ou de l’union de la gauche ou de situation de blocage) pour remettre l’Union en mode panique et arracher quelques réalisations que la patiente négociation diplomatique entre Etats membres ne lui aurait pas accordé.
“Son utopie (de gouvernement) technocratique s’effondre”, a écrit Anne-Elisabeth Moutet dans un papier au scalpel pour Unherd.
Macron ne redonne pas la parole au peuple en convoquant des élections. Il la donne aux marchés et va tenter de les mettre de son côté, après avoir procédé au chantage à la catastrophe habituel.
Ses fins restent obscures. Il veut, semble-t-il, pouvoir continuer à assurer qu’il “fait”. Mais quoi? Peut-être veut-il avoir la satisfaction d’avoir eu raison de dire que “l’Europe est mortelle”. On ne peut pas exclure qu’il ait fait le calcul que la situation était inextricable et que les ressorts de l’effort et de la raison ne fonctionnaient plus. Ce qui, dans sa position, est le comble de l’irresponsabilité.
En Italie, où les présidents du Conseil comprennent mieux le jeu européen, où l’on surfe sur le chaos politique et financier du Continent depuis 20 ans, Giorgia Meloni a tout dit en un regard lors de la soirée de gala du G7. Elle, dont le pays est au bord de l’abîme financier et a donné à l’Europe ses plus lucides serviteurs, sait que le président français est dangereux. Aussi pour l’Union.