Bruxelles, ultime Olympe de Jupiter ?
La cohabitation annoncée fera peut-être entrer la France dans une forme de normalité européenne, celle de chefs d’Etat et de gouvernement qui négocient sous la surveillance de leur parlement.
Vu de Paris, la convocation d’élections législatives surprise par un président en position de faiblesse relève de l’extraordinaire. Vu de Bruxelles, cela ressemble à la fin annoncée d’une exception française. Une exception qui veut, ou qui voulait, que les présidents de la République décident seuls de leur politique européenne.
Depuis son accession à l’Elysée, Emmanuel Macron a engagé son pays et l’Union dans le projet du « plan de relance et de résilience », une innovation majeure, il a bouclé les négociations sur le budget à long terme de l’UE ou encore négocié les nouvelles règles du Pacte de stabilité, sans s’embarasser d’un vote ou même d’un débat au Parlement (hormis les questions au gouvernement).
Jeudi, à Bruxelles, pour un Conseil européen, à quelques heures du premier tour des législatives, il a continué sur sa lancée. Un des six chefs d’Etat et de gouvernement qui ont pris l’initiative de boucler la négociation des “top jobs”, il a donné son imprematur au triumverat qui pilotera les institutions dans les années à venir : la présidence du Conseil, qui reviendra au socialiste portugais Antonio Costa, la présidence de la Commission, pour Ursula von der Leyen (centre-droit), et la représentation diplomatique de l’UE, pour laquelle il a appuyé Kaja Kallas, la Première ministre libérale estonienne.
Le maintien de Thierry Breton contesté
“Au Conseil européen ce soir, nous faisons le choix de l’expérience et du reflet des équilibres politiques de notre Union, au service de notre agenda stratégique”, a-t-il déclaré jeudi soir. Les critiques du Hongrois Viktor Orban et de l’Italienne Giorgia Meloni contre ce deal scellé derrière des portes closes ont été balayées.
Il est même allé jusqu’à tenter de préempter le poste de commissaire européen français où il veut voir Thierry Breton reconduit. Il s’est activé en coulisses pour lui assurer plus de pouvoir : une vice-président et un grand portefeuille économique, selon le quotidien Le Monde, ce qui n’a pas manqué de faire réagir le Rassemblement national.
Favori des sondages, le RN prétendait depuis l’annonce de la dissolution imposer son choix et réfléchir à “différents profils”... “Emmanuel Macron ne peut pas nommer Thierry Breton”, car cette “prérogative” revient “au chef de gouvernement”, a encore assuré la député RN et ex-challenger du président aux présidentielles Marine Le Pen sur CNews vendredi matin.
Cela se discute. En janvier 1995, François Mitterand avait nommé comme commissaire celle qui fut sa Première ministre, Edith Cresson. Edouard Balladur, qu’il avait nommé à Matignon suite à la victoire de l’Union pour la France (UDF/RPR) aux législatives de 1993, protesta, sans en faire un casus belli. Mais c’était il y a 30 ans.
En 1999 (*), sous la présidence du RPR Jacques Chirac, le chef du gouvernement, le socialiste Lionel Jospin, propose son camarade de parti, fédéraliste européen, Pascal Lamy. Les deux chefs de l’exécutif obtiennent pour l’ex-chef de cabinet du président de la Commission européenne Jacques Delors le poste stratégique, à l’époque, de commissaire au Commerce. On est alors en pleine relance d’un nouveau “round” de négociations par l’Organisation Mondiale du Commerce. Mais, à l’époque, la France, comme l’Allemagne, a deux commissaires. Jacques Chirac envoie ainsi Michel Barnier (RPR) à Bruxelles, où il sera en charge de la politique régionale. Un partout.
Au total, la jurisprudence en matière de nomination du commissaire français en période de cohabitation n’est donc pas définitive.
Emmanuel Macron, en pladant la cause de l’ancien patron d’ATOS, prétend privilégier les intérêts et l’influence de son pays. Dusse le futur Premier ministre chercher à imposer un autre choix, la barre sera haute. Une affaire à suivre. Il reste bien des étapes avant la confirmation des commissaires par le Parlement, à l’automne. A commencer par la confirmation d’Ursula von der Leyen par le Parlement européen mi-juillet.
Cette brouille annoncée n’en marque pas moins le début de ce qui pourrait être la fin d’un particularisme français.
La France, bientôt dans le groupe des “frugaux” ?
Contrairement à l’hôte de l’Elysée, chanceliers allemands, présidents du Conseil italien, Premiers ministres néerlandais ou belges paraissent devant leur parlement dans les jours qui précèdent les Conseils européens. Certains en repartent avec des mandats précis, surtout quand il s’agit d’argent. Combien sont déjà tombés sous la pression européenne, que cela soit pour des raisons budgétaires ou sous la pression des marchés et de la Banque centrale européenne ! Les Italiens et les Grecs en ont plusieurs fois fait l’expérience depuis qu’en août 2011, Jean-Claude Trichet a mis un terme à la carrière de président du Conseil de Berlusconi avec sa fameuse lettre où il exprimait ses réserves sur plusieurs mesures proposées par le chef de Forza Italia.
Combien, à l’inverse, se sont vus reprocher le caractère dispendieux de l’Union? On se souvient des innombrables allers-retours de la chancelière Merkel et de son ministre des finances Wolfgang Schaüble, entre le Bundestag et les conclaves bruxellois pendant la crise de l’euro.
La toute-puissance présidentielle a maintenu le débat européen en France dans une forme d’irénisme, dont le revers a été la sourde montée de l’euroscepticisme. Si elle disparaît, l’Union perd une variable d’ajustement politique et financière.
En 2024, le Rassemblement national a brandi l’arme budgétaire pendant la campagne des élections européennes, maintenant qu’il a renoncé à sortir de l’euro et ne parle plus de “supprimer” la Commission européenne, comme en 2019. Quand Jordan Bardella annonce que, “lui Premier ministre”, il baissera la contribution française au budget européen de 2 milliards d’euros par an (sur 29), il se revendique du “rabais” que les gouvernements allemands ou néerlandais ont défendu lors des dernières négociations du budget pluri-annuel (2021-2027).
Si la France rejoignait le camp des “frugaux”, ce groupe d’Etats membres qui répugnent par principe à augmenter les moyens de l’Union, ce serait une première et un changement dans la distribution des rôles de la “grande famille” européenne.
La toute-puissance présidentielle n’a en effet pas seulement maintenu le débat européen en France dans une forme d’irénisme, dont le revers a été la sourde montée de l’euroscepticisme. Elle a aussi offert à l’Union une variable d’ajustement politique et financière. Paris a été un moteur sur de nombreux dossiers, du Pacte Vert à la révolution budgétaire de 2020, ne rechignant pas à être un contributeur net (qui verse plus au budget qu’il ne reçoit), en contrepartie, c’est vrai, d’une bienveillance budgétaire sans égal depuis l’introduction de l’euro.
Cette page pourrait bientôt être tournée. D’autant plus que la Commission a annoncé mi-juin l’ouverture d’une procédure en déficit excessif contre la France et compte donc peser dans le débat budgétaire en France, comme on l’a raconté ICI.
Le coût de la guerre en question
En cas de cohabotation, le président Macron pourra en théorie s’appuyer sur ses pouvoirs exorbitants en matière de politique étrangère et de défense, le fameux domaine réservé, pour continuer à décider sur les grands dossiers de la mandature européenne qui commence : l’Ukraine, la défense et le politique étrangère européennes.
Mais le RN pointe déjà la dimension fiscale des engagements militaires et diplomatiques de la France en Ukraine et le besoin, donc, de tenir compte de ce que Julien Bellver a appelé dans Quotidien “un trou de souris dans la Constitution” (à 1’30’’) dans lequel Marine Le Pen s’est “engouffrée” en rappelant que le chef du gouvernement tenait “les cordons de la bourse”.
La question est loin de se limiter à savoir si un Premier ministre RN empêcherait ou pas l’envoi de troupes au sol en Ukraine, cas d’école évoqué par la cheffe du groupe RN à l’Assemblée. Elle porte d’une manière générale sur les coûts exceptionnels induits par ce contexte géopolitique, où l’Union européenne s’est hissée depuis 2022 dans un rôle de pourvoyeur de fonds de l’Ukraine, aux côtés des Etats et, d’une certaine manière, en concurrence avec eux.
Au Conseil européen cette semaine, quant il s’est agi de parler du financement de la défense européenne, Berlin et La Haye ont joué dans le camp des prudents, Paris dans celui des généreux, au côtés des pays baltes. Qu’en sera-t-il demain?
Or l’effort de défense européen est actuellement un vaste chantier à ciel ouvert, comme l’a reconnu Ursula von der Leyen, après le sommet, jeudi soir. Emprunts, impôts européens, contributions des Etats : “il y a des options”, a-t-elle dit, mais “aucune n’est facile” (55’). La seule certitude est qu’il faudra encore beaucoup d’argent.
Aux côtés du président ukrainien Volodymyr Zelensky, le président du Conseil Charles Michel a annoncé un nouveau “package” de 50 milliards d’euros (video ci-dessous) supplémentaires. Pour mémoire, le budget annuel « normal » de l’UE, négocié à la virgule près pendant plus de trois ans, atteint 169 milliards d’euros par an pour financer, donc, toutes les dépenses, de l’agriculture à la recherche en passant par les aides aux investissements dans les infrastructures.
“Nous voulons être opérationnels et concrets”, a expliqué Charles Michel en même temps qu’il confirmait l’ouverture de négotiations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union, l’utilisation des actifs russes gelés pour aider l’Ukraine et la signature d’un accord sur les “engagements de sécurité entre l’Ukraine et l’Union européenne”. Une fois de plus, les “chefs” avaient dealé.
Divergences
Emmanuel Macron défend une pérennisation du plan de relance (actuellement 800 milliards d’euros de subventions et prêts décidés en 2020 et levés sur les marchés par la Commission). Mais ces fonds ne sont, pour l’instant, pas financés et reposent donc sur des promesses de remboursement, à terme, par les Etats membres, au prorata de leur participation au budget, autrement dit sous la responsabilité des gouvernements nationaux.
Pendant ce temps, Jordan Bardella affiche un soutien prudent à la défense de l’Ukraine, s’est dit hostile à son adhésion à l’Union et a voté contre le plan de relance et de résilience européen en 2020… Enfin, si le Nouveau Front Populaire plaide pour un surcroît de financements européens, il ne peut compter sur une majorité de dirigeants de gauche autour de la table du Conseil européen où se tranchent les grandes décisions. La ligne de cette coalition sur le financement à l’Ukraine n’est pas limpide.
A ce stade, au vu des programmes et des déclarations, on ne voit donc pas bien quelle pourrait être la politique européenne de la France dans les années à venir.
Dans ce contexte, Emmanuel Macron va-t-il tenter de faire de Bruxelles son dernier Olympe, de lui étendre son “domaine réservé”, au risque de débrancher un peu plus le gouvernement et le Parlement, et de provoquer une crise institutionnelle, voire constitutionnelle ? Ou bien va-t-on vers une parlementarisation de la politique européenne, ce qui pourrait être aussi une source d’instabilité en France et en Europe, vus les dilemmes budgétaires et géopolitiques des années à venir ? Dans tous les cas, une nouvelle cohabitation a peu de chance d’être aussi paisible que les précédentes.
(*) paragraphe corrigé et complété, car j’avais omis le second poste de commissaire français, attribué à M. Barnier (RPR). Merci au lecteur attentif qui me l’a fait remarquer.
Prise de parole de Charles Michel et Volodymyr Zelensky en amont du Conseil européen du 27 juin 2024